samedi 20 décembre 2014

Bernard Marcotte et Paul Tuffrau

Bernard Marcotte et Paul Tuffrau se sont connus en 1905 sur les bancs de la khâgne du lycée Louis-le-Grand, l'un venant des Ardennes, l'autre de Bordeaux. Tous les deux avaient l'intention de préparer le concours d'entrée à l’École normale supérieure de la rue d'Ulm. 
Paul Tuffrau put intégrer l’École en 1907, puis fut reçu en 1911 au concours d'agrégation de lettres classiques, et se tournera vers l'enseignement. Parallèlement, il mènera une carrière d'écrivain, de critique littéraire, et d'historien de la littérature.
Mais Bernard Marcotte quitta la khâgne en cours de route, esprit trop fantasque pour se plier à la discipline de la préparation du concours.

Cette divergence dans le cours des études n'empêcha en rien l'amitié qui s'était nouée de se poursuivre, et cela jusqu'à la mort de Bernard Marcotte. Amitié nourrie par une culture commune et les échanges qu'ils faisaient entre eux des textes qu'ils écrivaient.
Quittant la khâgne, Bernard Marcotte était parti pour son service militaire dans les Ardennes, à Mézières, mais il revint par la suite dans le Quartier latin, où il passa les examens de la licence de philosophie (1908), puis s'attaqua à son diplôme de philosophie (1910), avant de passer le concours de rédacteur au Ministère des Travaux publics, auquel il fut reçu (1911). Ce fut pour lui une période foisonnante pour l'écriture. Et au cours de longues causeries avec ses amis, dont Paul Tuffrau, il pouvait montrer ses poèmes, ou ses contes... ou lire les écrits de Paul Tuffrau.

Ces causeries, Paul Tuffrau en a gardé le témoignage dans ses carnets personnels, qu'il commença à tenir en septembre 1910. Il en est aussi question dans la très volumineuse correspondance des deux amis, dont ne restent que les lettres écrites par Bernard Marcotte :  316 lettres ou cartes, comme celle qu'ils adressèrent à un ami commun, Georges-Henri Lacassie, alors que Paul Tuffrau était venu voir Bernard Marcotte dans ses Ardennes à Gespunsart, carte sous la forme d'un petit poème, écrit ensemble...



Que ce soit dans les carnets, ou dans les lettres, on sent bien la solidité des relations entre eux deux, leur connivence intellectuelle et la façon dont ils s'encouragent. 



 Ainsi, Bernard Marcotte écrivait-il à Paul Tuffrau, le 10 septembre 1910 :  
J’ai lu et relu tes nouvelles [1] et je ne puis te dire comme je les aime. Outre l’intérêt du pittoresque et l’art avec lequel les moindres détails sont situés tout cela est plein d’âme. Récits, décors, causeries sont enveloppés par un sentiment indéfinissable fondus dans une émotion unique : la première nouvelle (devant la ferme) m’a pénétré comme de la musique. La seconde m’a rappelé le moyen âge, la grâce de ses légendes et de ses statues. C’est tout à fait toi et c’est très beau. En as-tu d’autres en train : tu peux continuer avec confiance : tu as atteint tout ce que tu as cherché.
Et plus tard, le 5 novembre 1922, alors qu'il était hospitalisé dans les suites d'une de ses blessures de guerre, et qu'il venait de lire Le Merveilleux Voyage de Saint Brandan à la recherche du Paradis. Légende latine du IXe siècle, que Paul Tuffrau "renouvelait", et qui paraîtra plus tard, en 1925 [2] : 
J’ai éprouvé dans toute sa grâce bienfaisante la vertu de St Brandan. Je l’ai lu à la fin d’une journée triste, pluvieuse, opprimante, journée d’ensevelissement comme disait Lucrèce : vent, soleil, feuillages, horizons, undique sepultris. Et resurrexi. C’est un vrai voyage au Paradis que je viens de faire. Grâces en soient rendues à l’âme celtique, à l’âme chrétienne, et à toi qui as si finement rendu le souffle de vie à ces choses mortes.  
Quant à Paul Tuffrau, il admirait beaucoup les talents d'écrivain de Bernard Marcotte, même si parfois il pouvait émettre des critiques. Et c'est bien grâce à Paul Tuffrau que beaucoup des textes de Bernard Marcotte sont restés. En effet, celui-ci détruisit beaucoup de ce qu'il avait écrit... reconnaissant lui-même après-coup avoir pu être un peu expéditif...
Beaucoup des écrits de Bernard Marcotte n'ont donc été sauvés que grâce au fait que Paul Tuffrau a conservé les lettres dans lesquelles Bernard Marcotte avait copié pour lui poèmes, ou fragments de pièces de théâtre... ou parce que Paul Tuffrau a gardé des manuscrits que Bernard Marcotte lui avait prêtés pour les lui faire lire...

Après la mort de Bernard Marcotte, Paul Tuffrau a rédigé une très importante étude sur Bernard Marcotte, qu'il intitula Passage d'Ariel. Bernard Marcotte, poète, conteur et philosophe de l'ironie, et qu'il avait l'intention de publier, avec une anthologie de textes divers. Il la termina en 1934, mais ce travail ne put alors être édité : probablement parce que Paul Tuffrau fut pris par d'autres tâches (enseignement, écriture, charge familiale...), puis que survint peu après la Seconde Guerre mondiale...
Et pourtant, Paul Tuffrau y proclamait toute son admiration pour Bernard Marcotte : 
Il y a sept ans déjà que s’est éteint à Vannes, sans que cette mort ait fait le moindre bruit dans le monde, l’être le plus magnifiquement doué que j’aie jamais rencontré. Il succombait aux lents ravages d’une tuberculose osseuse consécutive à ses blessures. Nul ne le connaissait, – hormis quelques amis réchappés de la guerre qui depuis longtemps avaient salué dans ce garçon modeste, effacé, mais en qui brûlait silencieusement la flamme du génie, un authentique fils de roi. Nul ne le connaît encore, sans qu’il y ait lieu de parler d’injustice : son œuvre, ou du moins ce que j’en ai pu retrouver (la veille de sa mort, il m’écrivait : « J’ai tout détruit de mon ancienne production ») est presque entièrement inédite. Mais ce qui en reste – soit qu’il l’ait avoué comme sien en l’épargnant, soit que le hasard l’ait soustrait à l’holocauste – suffit à mettre en éclatante lumière le nom de Bernard Marcotte. Qu’il s’agisse d’un très grand écrivain, – grand par la force et l’ampleur de la pensée, par la profondeur du sentiment, par l’inépuisable richesse d’une imagination émerveillée, il ne saurait être question d’en douter. Je prie le lecteur de jeter les yeux, avant de poursuivre, sur quelques pages de l’œuvre, – par exemple Vierges de France, ou Le chant d’Orphée, ou L’histoire de Psyché, ou La Vie étroite… Il aura vite reconnu l’accent inimitable, fait de douceur et d’autorité, et le rayonnement mystérieux de la grande poésie. Il saura dès lors que l’amitié ne m’égare pas et que je dis vrai.
Et Paul Tuffrau concluait son étude ainsi :
Je terminerai par un aveu.
Cette étude, il l’eût désapprouvée. Dans sa dernière lettre, écrite quelques heures avant sa mort, il me disait :
   Si quelque chose de moi doit paraître, maintenant ou plus tard, je tiens absolument à ce que ce soit sous un pseudonyme : j’ai choisi celui d’ – Ésope – (tout court) que j’adopterai définitivement si tu ne me le déconseilles. Le voile sera transparent pour mes amis, mais je désire qu’ils ne le soulèvent pas et que ma personnalité réelle reste en dehors de mon activité littéraire. Je ne pose là qu’un principe, car, en fait, mon bagage, c’est autant comme rien.
J’ai donc transgressé sa volonté formelle. Virgile, en son temps, ne fut pas mieux écouté. Voici mes raisons :
J’ai pensé que la partie féerique de l’œuvre serait mieux comprise et mieux aimée, si l’on savait à quel point elle était l’expression sincère et spontanée d’une âme. – J’ai pensé que la théorie de l’ironie, la cosmogonie de La Vie étroite paraîtraient peut-être des jeux de pensée à qui ne saurait pas qu’elles l’ont soutenu jusqu’aux portes de la mort. – Enfin quand on peut porter témoignage, en ces temps sordides, pour une âme désintéressée, prodigieusement active et riche, dévouée à l’art, amoureuse de la vie et capable de les quitter sans un regret, a-t-on le droit de se taire et de garder pour soi seul le réconfort de tant de force unie à tant de simplicité ? Je ne l’ai pas cru. Je ne le crois pas encore.
En attendant une publication exhaustive, des fragments de Passage d'Ariel de Paul Tuffrau ont depuis lors pu être publiés :
  • la partie biographique sous le titre Souvenirs sur Bernard Marcotte dans la revue littéraire L’Œil bleu (n° 10, février 2010, p. 13-38) ;
  • la partie concernant Les cahiers d’Ésope, dans l'ouvrage Les Cahiers d’Ésope, de Bernard Marcotte (Publibook, 2013, p. 13-25) ;
  • la partie concernant l’œuvre poétique de Bernard Marcotte sous le titre La poésie de Bernard Marcotte dans l'ouvrage Poèmes de Bernard Marcotte (Publibook, 2013, p. 13-20)
  • les pages portant sur Le Songe d'une nuit d'été de Bernard Marcotte dans le n°12 de la revue du C.R.A.M. (Centre de Réflexion sur les Auteurs Méconnus) La Corne de Brume paru en décembre 2015 (p. 181-187).
Et l'ouvrage a pu être publié en 2017 (Auxerre, HD éditions).



L'ensemble des textes de Bernard Marcotte (dont ses lettres) qui se trouvaient dans les archives de Paul Tuffrau est désormais conservé au Département des Manuscrits de la Bibliothèque Nationale de France (cote NAF 28871).

 [1] Ces nouvelles basques de Paul Tuffrau ont été regroupées dans un volume publié longtemps après sa mort, Anatcho (Atlantica, 1999).
[2] Chez L'Artisan du Livre.


mercredi 27 novembre 2013

Poèmes, de Bernard Marcotte

Poèmes
1 volume de 180 pages
Publibook, 2013
(disponible en version papier, 
et en version PDF)


































Sommaire

Préface, d'Henri Cambon
La poésie de Bernard Marcotte, par Paul Tuffrau

Poèmes divers
Idéalistes et Bouffons
     I. L'antiquité
     II. Le Moyen Age
     III. La geste de Don Quichotte
La ronde de nuit
     1. Les Transfigurés
     2. Le Pont-Neuf à l'aube
     3. La prière à la ville
     4. Le bras de Seine de la rive gauche - Le Luxembourg
Soirs et nuits dans Paris
     Aux écluses (derrière le Pont-Neuf)
     Nocturne
     Une nuit... (fragment)
     L'asile de nuit
Les vagabonds
     Prologue légendaire
     Les vagabonds en marche vers Paris
     Les vagabonds découvrent Paris
     Notre-Dame des Halles
     La mort des vagabonds
Sur d'autres vagabonds
     Un vagabond (ébauche)
     Prière du vagabond - Panem quotidianum da nobis
Autour du village
     Midi : le chant de la joie
     Promenade (ébauche)
     Ormuzd et Ahrimane (ébauche)
Sur des thèmes antiques
     Le chant d'Orphée
     A Pharos
Les heures d'Amymone
     Musique marine
     Chanson des îles

Un ami de Paul Tuffrau, l'écrivain, poète, Georges Pancol, notait dans son journal le 28 janvier 1911 (Georges Pancol, Poèmes - Journal - Lettres, Préface de Paul Tuffrau, Paris, éditions Sansot, R. Chiberre éditeur, 1923) :
Jeudi dernier je suis allé voir Tuffrau. J’ai trouvé Marcotte avec lui, un visage assez maigre, une moustache blonde tirant sur le roux, des yeux brillants et sensitifs, des manières simples. Il nous a lu des pièces que Tuffrau avait déjà entendues, mais que je connaissais pas : « Le chant d'Orphée », un morceau admirable de pensée et de forme, une inspiration magnifique, de larges vers grecs qui s'envolent lentement, superbement, harmonieusement. S'il y a quelqu'un au monde qui dût être sûr de son génie, c'est bien lui, et, naturellement, comme tous, il doit douter et souffrir. L'autre morceau que j'ai entendu, « Le Crépuscule », est également admirable, plus philosophique et aussi poétique que l'autre.

vendredi 26 avril 2013

Les Cahiers d'Ésope, textes philosophiques de Bernard Marcotte

Les Cahiers d'Ésope
1 volume de 170 pages
Publibook, 2013
(disponible en version papier, 
et en version PDF)

















Les Cahiers d'Ésope réunissent un ensemble de textes de portée surtout philosophique, rédigés par Bernard Marcotte dans les années 1920, alors qu'il est atteint d'une maladie survenue dans les suites d'une blessure reçue durant la Première Guerre mondiale, maladie qui l'emportera en 1927, à tout juste 40 ans.










Sommaire

Préface, d'Henri Cambon
Les Cahiers d'Ésope, par Paul Tuffrau

I. La Vie étroite (Variations sur un thème philosophique)
       Remarque préliminaire
       I. L'étonnement : le don philosophique
       II. Existence. Être. Création
       À propos des relations : le sens tragique de la Vie étroite

II. Les entretiens de Tantale
       Prologue
       1er entretien : sur l'intervalle
       2e   entretien : sur l'amour (manquant dans le manuscrit)
       3e entretien : sur l'Être (fin de l'entretien)
       4e entretien : sur la mort

III. Les veillées de Diomède
       La boîte de Pandore (Dialogue sur le rire)
          A. L'évocation du  diable
          B. La causerie sur le rire
          C. La conjuration du diable
       Deuxième veillée : la curiosité

IV. Les Heures d'Amymone
       Musique marine
       Chanson des îles

Quelques extraits

L'étonnement : le don philosophique (p. 40)
   Toute réalité est un avènement. Comme le chant de l’oiseau perce la feuillée bruissante, son cantique vient vers nous à travers un idéal murmure. Le chœur des possibles, foule sans nom, tenace, insaisissable, l’enveloppe et l’assiège dans cette solitude où nous voulions surprendre sa secrète essence. C’est comme une perle infiniment précieuse vue tout au fond d’une mer limpide pleine de frissons et de courants, et, sous la masse ondoyante des eaux, voici qu’elle-même tremble et vacille, ondoie et s’imprécise, prête à s’évanouir, semble-t-il, dans cette mystérieuse incertitude d’elle-même et cet étonnement d’être là.
   Un poète s’en tiendrait à ce doux vertige d’irréalité. Mais le philosophe est un homme plus résolu : il lui faut des pourquoi, avec des points d’interrogation au bout de sa phrase. Pourquoi tel rouge, et non pas tel autre ? Du rouge, et non pas une autre couleur ? Une couleur, et non pas quelque autre chose ?

À propos des relations : le sens tragique de la Vie étroite (p. 80-81)
   Ainsi restreint, barré de toutes parts, et comme pris à la gorge d’une angoissante étreinte, l’ordre de l’existence nous apparaît une immense défaite, un écrasement, une oppression infinie. Tout a été perdu, sauf cette petite part qui est laissée. À chaque pas du pèlerinage, les horizons se rétrécissent. Les destins, hier encore possibles, ne le sont plus aujourd’hui. [...]
   Pour sauver l’homme d’une telle misère, est-il besoin vraiment de lui prêcher sa grandeur, comme fit Pascal ? Ne suffit-il pas de le laisser à sa fierté, à son honneur de vaincu ? Cette porte, seule ouverte, qu’elle nous soit une arche triomphale. Que cet étroit chemin soit le chemin de la ferveur. Que ce tragique silence s’emplisse d’une muette fidélité.
   Voici la petite barque sur l’océan sans bords. Elle ne vient de nulle part et ne va nulle part. Un jour, elle est mêlée aux vents, aux flots, à la lumière : tout finira par un total naufrage. Il n’y a pas de rive, si lointaine qu’on la rêve, où se puisse suspendre le plus fragile espoir. Il n’y a pas de regard au fond des étendues, pas un ange dans les cieux qui puisse témoigner d’elle encore quand elle aura passé. Qui donc oserait désavouer un tel destin ? Quel cœur ne lui serait pas constant ? Cette existence qui ne se suspend à rien, cette disgrâce, cet abandon, feront peut-être monter à nos lèvres une oublieuse chanson, ou le blasphème d’une révolte impie, mais jamais le honteux murmure d’un reniement. – On songe sans doute à de plus doux voyages : quelque paisible navigation côtière, avec toujours un rivage en vue et un port avant la tombée de la nuit, une vie de coin du feu avec un Paradis au bout. Un tel destin lasserait notre âme encore : ces grands bienfaits font les cœurs ingrats. Mais cette petite part, si tôt consommée, si fragile et si aventureuse, notre vie étroite, au moins, nous savons bien que nous ne la mépriserons jamais.                                                                                   

Le philosophe Jean Wahl (1888-1974), ami de Bernard Marcotte, fit paraître dans Recherches philosophiques (1934-1935, volume IV, p. 385-389) deux pages de La Vie étroite, avec une longue introduction.

À propos des textes philosophiques

 Jean Wahl, en introduction à La Vie Étroite (fragment). Recherches philosophiques, 1934-1935 (p. 385-389) :

Sa philosophie est étroitement reliée à son art. Le poète et le conteur, ce sont pour lui les hommes qui vivent au pays du possible, dans cette vaste région de l’être qu’il distingue du domaine étroit de l’existence ; mais dans cette indétermination même, ils créent de la détermination en créant leur œuvre. La méditation de Marcotte a porté sur les idées de détermination et d’indétermination. 

Henri Cambon, en introduction à L’étonnement. Le don philosophique (extrait tiré de La Vie Étroite). Le Grognard, n° 20, décembre 2011, p. 42-50 :

La Vie Étroite : ce titre ne doit pas être considéré dans un sens restrictif. La vie n'avait rien d'étriqué pour Bernard Marcotte. Au contraire, il faut en prendre toute la mesure, toute la plénitude. Cependant, chacun doit, en même temps, reconnaître le champ dans lequel cette vie s'inscrit. D'une multiplicité potentielle, une vie  nous est donnée, un possible nous a été alloué. À nous d'en prendre acte. Et dans ce possible, à nous de vivre, à nous de créer de la beauté et de la joie, non de façon artificielle et factice, mais de façon pleine et réelle. 

 




samedi 1 septembre 2012

Quelques poèmes de Bernard Marcotte

             
                     Je n'ai pas de fierté


Je n’ai pas de fierté, je n’ai pas de génie.
J’assiste sans orgueil à la beauté du monde,
Et ne crois point encor mon âme si profonde
Que j’en eusse jamais du dédain pour la vie.

Je ne suis point si grand pour avoir des sarcasmes.
D’un peu plus de bonheur je ne me fais pas gloire ;
Je ne me targue pas d’un moment d’enthousiasme,
Et n’ai pas exalté les jours de mon histoire.

Et pourtant je la vis plein d’un immense amour.
Sans faste et sans éclat, je me fais chaque jour
Un bonheur simple et grave, une splendeur intime ;

Je ne me rêve pas héroïque ou sublime,
Mais il m’aura suffi, passant illuminé,
De créer de la joie et de la rayonner.


               Vierges de France


Vierges des églises de France et des clochers,
Plis chastes de la robe et fins profils penchés,
Mélancolie heureuse et douceur d’un sourire,

Air grave qui nous chasse, air mutin qui rattire,
Des caprices d’enfant dans un profil divin,
Une gaieté captive entre deux rangs de saints,

Premier pas vers le ciel, tout près de nous encore,
Vous souriez sous le portail où l’on adore,
Avec on ne sait quoi d’étrange et de lointain.

Vous nous montrez le ciel, un ciel si vite atteint,
Que l’on y vient, tout plein des frissons de la terre,
Et le cœur sans extase et les yeux sans mystère.

Vous inclinez vos fronts sous des voiles légers.
Votre visage rit et vous semblez changer,
Nous parler, nous aimer d’un autre amour peut-être.

Celui que vous nommez le Sauveur et le Maître
Donna la forme humaine à sa divinité :
Comme il est descendu, vers lui vous remontez.

Et c’est une rencontre apaisante et profonde,
À mi-chemin du ciel unissant ces deux mondes,
Celui qu’on a rêvé, celui qu’on a connu.

Ô madones de France au corps frêle et menu,
Ô vous dont le regard, l’attitude et le geste,
Sans cesser d’être humains sont devenus célestes,

Comment avez-vous pu, tout d’un coup, sans effort,
À l’ombre d’un portail diviniser ces corps
Que l’ascète meurtrit pour la vie éternelle ?

Comment avez-vous pu, sans cesser d’être telles,
Avec ces mêmes yeux, avec ces mêmes mains
Qui devaient accomplir des offices humains,

Aimer du même amour, haïr des mêmes haines,
Madones de Champagne et Vierges de Touraine ?
Comment avez-vous pu, sans nous abandonner,
Vous en aller vers Dieu, doux profils inclinés ?


                   L’asile de nuit

C’est l’asile de nuit : entre qui veut, la porte
Est grande ouverte aux gueux, ainsi qu’aux feuilles mortes.
Tout ce que le vent pousse et que chasse la nuit,
Haillons et deuils, tout vient dormir dans ce réduit.
C’est l’asile de nuit ouvert au pauvre monde,
Chose vague, vers qui se traîne un peuple immonde.
C’est le dernier foyer, sans flamme et sans aïeul,
En dépit de la foule on y dort toujours seul.
Tu trouveras ton coin aussi toi qui frissonnes,
Entre : tu sais bien qu’on ne refuse personne.
La bonne vieille auberge accueille tous les gueux,
Des bohémiens chantant, des fous, des indigents,
Et d’autres qui passaient et tout à coup s’arrêtent,
Se disant : C’est bien là qu’il faut poser sa tête.
L’enseigne de ce gîte : Assistance de Dieu.
C’est l’asile de nuit…
                                   (septembre 1907)


    Aux écluses (derrière le Pont-Neuf)

Vous aviez mes amis des visages très pâles
Sous un ciel tiède et gris d’une langueur d’opale :
Un escalier plongeait dans une eau sans remous,
Et sur les quais avec un bruit tranquille et mou
Montaient et descendaient de minuscules vagues.
Vous souvient-il ? On entendait des heures vagues
S’éveiller et mourir là-bas dans la cité,
Et sur un môle blanc vous étiez arrêtés
Comme des dieux inquiets d’une éternelle attente.
Étendus sur la pierre et les jambes pendantes,
Vous ébauchiez des vers, ces vers les plus amers
Qu’on murmure tout bas, et qu’on n’écrit jamais,
Et vous ne parliez plus : vous regardiez le monde.
Une chose montait dans vos âmes fécondes.
Un désir inconnu faisait briller vos yeux
Devant ce paysage immense et merveilleux
Qu’emplissait la rumeur tranquille de la Seine.
Ô mes amis, plus haut que l’amour et la haine,
Vous vous laissiez aller au vieux péché d’orgueil.
Ce n’est donc pas assez de la joie et des deuils,
De la simplicité des choses quotidiennes,
Il faut que tous les soirs quelqu’un se lève et vienne
Regarder tout cela pour le chanter plus tard,
Et pour faire éternelle, une heure de hasard.
- - - - - - - - - - - -
Vous souvient-il ? Les ponts sont bleus. La Seine coule…
Une heure sonne au loin. De minuscules houles
Viennent battre les quais et le bord des chalands.
Le fleuve à vos côtés de son rythme indolent
Berce longtemps votre âme inquiète et ravie.
Alors… ce sera tout… Laissez couler la vie.
                                       (octobre 1908)


                Et les coucous aussi

Les genêts sont en fleurs dans les vertes vallées,
Les genêts sont fleuris, et les coucous aussi.
Le ciel est gris, il pleut : il pleut sur les vallées,
Sur les genêts en fleurs, et les coucous aussi.

Il pleut sur les sentiers, il pleut sur les prairies,
Sur toute la Touraine et tout le Vendômois.
Il pleut sur les clochers, sur la terre fleurie,
Sur les coucous des champs, sur les coucous des bois.

Jaunes sont les genêts dans les vertes vallées,
Jaunes sont les coucous, les boutons d’or aussi.
La terre est fraîche, il pleut : il pleut sur les vallées,
Sur toute la Touraine, et les coucous aussi.
                                        (octobre 1913)

mardi 21 août 2012

Les Fantaisies Bergamasques

1ère de couverture :
aquarelle d'Andrée Lavieille
Les Fantaisies Bergamasques, de Bernard Marcotte
Éditions L'Harmattan, 248 p., 2018 (avant-propos par Henri Cambon ; préface par Yanny Hureaux ; illustration de couverture par Jean-Claude Renaud) 
Éditions Thélès, 308 p., 2012
(1ère parution en 1913 : Édition du Temps Présent) [1]


1ère de couverture :
illustration de Jean-Claude Renaud : Les Jardins de Dame Asphodèle

Extraits de la Préface à l'édition de 2012 (par Henri Cambon)

   C’est bien cette fantaisie qui est le thème principal de l’ouvrage. Mais la fantaisie de Bernard Marcotte n’est pas un jeu frivole. C’est une attitude délibérée devant la vie, « une légèreté intérieure, une disposition à la joie », face aux souffrances : « Un brin d’herbe au soleil est plus beau qu’un arbre foudroyé. » Cependant, même si parfois dans ce livre, Bernard Marcotte ébauche des réflexions d’ordre philosophique, sa fantaisie reste pleine de fraîcheur et de naturel, et l’on y trouve également beaucoup de poésie et de charme, mais aussi de très belles notations de nature et descriptions de paysages, évocations des Ardennes natales, ou bien de la forêt de Fontainebleau où, lorsqu’il habita à Paris, Bernard Marcotte aimait aller se promener…


Les Fantaisies Bergamasques : Quelques extraits

Fantaisie sur les villages et les forêts. Troisième journée

   Il y a dans les forêts des heures de rêverie, d’oubli et de volupté où passent des souffles si légers que seules s’inclinent au bord des sentiers les graminées et les plus légères des fleurs. Et il y a des heures de grâce et de sérénité où, sans que le silence en paraisse troublé, le vent balance largement les cimes les plus hautes des arbres. Il y a enfin des heures de trouble et de désir où de chauds parfums s’élèvent de la terre, où des souffles orageux tourmentent la forêt, où les vallées retentissent, pleines d’un frisson douloureux. Ainsi les pensées s’agitaient ce jour-là dans l’âme de Colombine. […]

   Il y eut des sentiers qu’elle parcourut en dansant, des clairières où elle passa des heures à regarder le ciel, étendue sur le dos. Elle s’arrêta au bord d’une petite mare semée de feuilles mortes et sur laquelle des insectes couraient en tous sens avec un frisson de lumière au bout de leurs longues pattes, chaque fois qu’ils touchaient l’eau, et ce spectacle la plongea dans une voluptueuse extase. Grâce et caprice, mélancolie et volupté, charme des longues espérances, inquiétude du désir, tous les frissons étaient en elle, toutes les passions agitaient son âme. Le jour s’écoulait doucement autour d’elle, plein de soleil et de cris d’oiseaux.

Fantaisie sur les villages et les forêts. Dixième journée
   Et maintenant, que les fictions s’évanouissent pour un instant, que les rêves se dissipent, et qu’à travers la fantaisie l’amour, le grand amour de la vie se manifeste ! Ceci n’est plus un conte que je vous fais, une histoire que j’imagine, c’est moi-même, ce sont mes souvenirs bien-aimés, ce sont les heures voluptueuses que j’ai vécues. C’est moi qui suis venu à travers la forêt, c’est moi qui suis debout dans cette longue vallée qui s’illumine, immobile et regardant le ciel. Joie ! Force triomphante ! Éblouissement sur la terre, éblouissement dans les cieux ! Qu’allez-vous adorer sur la colline, vous les brumes matinales qui glissez pareilles à de blancs fantômes ! Des oiseaux : des milliers de chants d’oiseaux. De la rosée : d’innombrables gouttes scintillantes semées sur les prairies et suspendues aux feuillages. Joie ! Joie à la petite flaque d’eau qui rayonne entre ses ajoncs verts. Joie à l’arbre dressé dans la lumière, à ses branches tordues, à sa brune écorce, à la mousse qui verdit à son pied, à la petite feuille qui palpite là-haut au bout de son mince pédoncule. Joie au grand ciel immobile, au pâle azur du ciel, infinie et suprême splendeur.
   Et tu jaillis au-dessus des collines, ô bel astre, dispensateur magnifique de la vie. C’est par toi que la feuille a verdi, que les fleurs sont écloses, c’est dans tes rayons que le pollen a voyagé sur les ailes de l’insecte, ivre de ta lumière, et les fleurs furent fécondées dans les midis que tu dispenses. Ô père des apparences légères et de la joie profonde ! Voici que les fruits ont mûri, que les corolles se sont fanées, voici que la feuille s’est desséchée et craque aujourd’hui sous la main qui la froisse. Ainsi les saisons s’écoulent et tu règles le rythme éternel des jours fugitifs. Je te salue au pied de la colline, dans la longue vallée. Je crie vers toi comme du fond de l’abîme un long cri de bonheur et de volupté. Je m’en souviens, je m’en souviens, je suis poussière et cendre ; je suis un peu de cette argile humaine qu’une force inconnue a façonnée pour être anéantie. Petite est ma durée et l’on peut dénombrer mes jours ; mais j’ai ce grand orgueil d’être triomphant dans ma joie et infini dans mon amour. Que ce soit la gloire de l’être périssable, ô bel astre qu’on peut croire éternel, de t’avoir salué avec une âme divine en ces moments sublimes. Ô soleil des maturités et des floraisons, douce et mouvante lumière si belle sur les campagnes, si magnifique sur la mer, si divinement jeune dans les forêts matinales ! Puisses-tu m’aider dans ces œuvres de joie légère et de capricieuse volupté et me faire oublier la dure étreinte de la vie et ce cercle de fer où nous nous débattons tous.

En Flandre. La mort de Dame Asphodèle
   Une histoire, une histoire comme au vieux temps. Vous par qui furent célébrés les amours de Tristan et d’Yseult et le jardin où Francesca ne lut pas plus avant, poètes d’Italie, conteurs de Bretagne, écoutez. C’est une grande maison de Flandre, un peu triste et mélancolique. Devant, une rue déserte : parfois un marteau qu’on heurte, un passant qui se hâte. Au-dessus des toits, le ciel rayonnant ou sombre, mais gardant jusque dans ses splendeurs quelque chose de pâle, de fin et de mélancolique. Des nuits, des jours, du soleil et de la brume, sans cesse quelque bruit qui s’échappe de la rumeur confuse de la ville et à toutes les heures le carillon des cloches qui passe à travers le ciel. Or cette maison est bien close, et dans ses murs gris les fenêtres semblent vouloir se dérober à la plus joyeuse lumière. Derrière, il y a un jardin avec de petits arbres et des fleurs aux corolles éclatantes sur des tiges minces et droites. C’est là que Dame Asphodèle s’est retirée. Elle a choisi pour rêver à son amour une salle vaste et silencieuse où il y a de vieux meubles, de gros bahuts ornés d’animaux fantastiques, des fauteuils au dossier sculpté, et sur tous les murs, au-dessus du lambris, une tapisserie pleine des images du vieux temps : des rois, des princesses, des enchanteurs, des amants peut-être, qui donc aurait su dire toutes ces merveilles ? Et les bêtes sculptées dans le bois des bahuts et des fauteuils, qui donc les aurait pu nommer ?
   Dans le calme lumineux des derniers jours de cet été, dans le silence du crépuscule et dans la grâce du matin, Dame Asphodèle sent sa vie se dissoudre lentement, comme une goutte de rosée qui s’évapore, comme un peu de neige qui fond sur la montagne. Ce n’est pas une douleur violente, c’est une sorte de langueur qui la pénètre, une pensée trop douce qui envahit son âme. Elle meurt d’amour, de la douceur d’amour, et, sans regret, sans espoir, elle s’abandonne, sachant que tout est vain, que c’est sa destinée, la destinée de toutes les petites dames du monde qui ont les joues aussi roses, les mains aussi blanches, les cheveux aussi légers.

À propos des Fantaisies Bergamasques
Sous un titre un peu énigmatique, M. Bernard Marcotte vient de publier une série de nouvelles d'une fantaisie tour à tour brillante et émue, et que lient entre elles, pour en faire un seul roman, « les fous de Bergame » dont elles racontent la merveilleuse odyssée. Ils apparaissent et ils passent sous les personnages de la Comedia dell' Arte. Colombine et Isabelle, Arlequin, Pierrot, Léandre, le docteur de Bologne, Scapin et Scaramouche, faisant sonner dans l'air léger du matin les clairs grelots de leur folie, semant leur rire comme des grains de joie à travers l'Italie ou la Flandre, brodant les arabesques de leur imagination sur la trame unie des existences autour desquelles ils ont dansé, créateurs d'illusions qui suscitent le rêve, élargissent le champ de la vie.
André Delacour. La Démocratie. 18 septembre 1913

M. Bernard Marcotte a tous les dons qui devraient faire sa gloire et le placer tout en tête d’une jeune génération où bien peu, comme lui, savent conter et écrire. Si l’on peut lui reprocher quelques défauts de composition, la contexture un peu lâche de ses chapitres, le style de son livre rachète tout, un style clair, fluide, enjoué, vivant, un style de la meilleure tradition [...]. Les Fantaisies Bergamasques se passent en pays de fantaisie. La géographie en est un peu abstraite, à la mode de Voltaire, des contes de fées, voire de l’Île des Pingouins. On y trouve de vieux docteurs bolonais que divise « la merveilleuse histoire du traité de Sapience » ; des fous, des arlequins et autres personnages de comédie italienne, qui s’en vont révolutionner les Flandres, semer le trouble au cœur de dame Asphodèle ou de maître Cornélius ; on y trouve des princes, des seigneurs et des belles dames irréels et charmants comme dans un conte d’une nuit d’été de Shakespeare. Mais, au fait, vous raconter ce livre vous priverait du parfait plaisir que vous trouverez en le lisant...    Félix Eber, Le Radical, 18 avril 1914

Qui voudrait défendre à ce délicieux rêveur de rêver ? Tour à tour attendri et spirituel, ironique et lyrique, il n'est prisonnier d'aucune idée, d'aucune technique.
Jean-Marie Carré, Revue d’Ardenne et d’Argonne, Numéro 5-6, paru en juillet-octobre 1914, p. 179

[…] Bernard Marcotte qui est vraisemblablement un des premiers prosateurs de notre génération […]. Roger Dévigne. « Une édition à rééditer. Les Fantaisies Bergamasques de Bernard Marcotte », L’Encrier, n° 1, 15 mai 1919, p. 11

On termine ce livre, comme on finit un beau voyage, en gardant dans l'esprit un sentiment d'heureux enchantement et de vives images lumineuses, au-dessus desquelles semble flotter le doux sourire de l'âme rêveuse et ardente de cet auteur si attachant […].
Sylvette Pierre, « Réédition : Les Fantaisies Bergamasques, de Bernard Marcotte, L'Harmattan, 2018 », La Corne de brume, n° 15, mars 2019, p. 135-136.

[1] Deux chapitres du livre ont été publiés juste avant sa publication dans la revue Le Temps Présent, revue domiciliée à la même adresse que l'édition, 76 rue de Rennes, Paris : « Fête à Bergame » (numéro du 2 janvier 1913, p. 1-21), et « Fantaisie sur les villages et les forêts : Première journée » (numéro du 2 mai 1913, p. 457-480).

samedi 18 août 2012

Théâtre de Bernard Marcotte


1ère de couverture :
aquarelle d'Andrée Lavieille
Théâtre, de Bernard Marcotte.
Publibook, 232 p., 2015 ; Éditions Thélès, 290 p., 2011





Extraits de la Préface (par Henri Cambon)
   Ma Mère l’Oye est une pièce de théâtre, et en même temps un conte. […]
   Comme pour Ma Mère l’Oye, Bernard Marcotte songea à la (il s’agit de la pièce intitulée Le Songe d’une nuit d’été) faire publier, et, à cette occasion, il la relut, écrivant alors à Paul Tuffrau : « Je ferai une préface pour expliquer que c’est un songe, une rêverie désordonnée comme toutes les rêveries, compliquée et diverse à plaisir, et qu’on a mille fois tort d’y chercher une action, des personnages vivants quand il n’y a que moi de vivant dans tout cela. Du lyrisme qui ne s’inspire ni de l’amour, ni de la mort, ni de la nature, mais de la fantaisie. »

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Théâtre : Quelques extraits

Ma Mère l’Oye
MAB – C’est vrai que j’étais une vagabonde et une enfant sauvage. Oh ! mes années, mes vingt années, vous avez passé comme de beaux oiseaux, comme des nuées brillantes, comme des songes légers : vous ne m’avez rien laissé. Vous avez glissé sur mon âme, comme l’eau des torrents dans la vieille forêt fuyait entre mes doigts qui croyaient saisir leur flot profond et rapide et n’en gardaient rien que de frêles gouttelettes brillantes.
   L’air fraîchit, le soir tombe. Là-bas, dans la profondeur silencieuse des jardins, l’ombre s’accumule sous les grands arbres et la couleur des eaux dans les bassins tranquilles change comme la couleur du ciel. Par-dessus les dernières collines, je vois se bâtir dans les nuées ces édifices aériens, ces palais crépusculaires que la dernière splendeur du jour éclaire encore. Pourquoi toutes ces choses sont-elles si troublantes et si fugitives ! N’y a-t-il rien à saisir sur la terre, ne peut-on rien fixer en son âme que le frêle souvenir de tant d’heures brillantes !
   Ô rouet, vieux rouet de Mère-Grand, j’entends encore bourdonner ta musique : « Ce n’est pas un jeu, ce n’est pas une danse. Toujours le même bruit, toujours le même train. C’est de la patience et c’est de l’amour. » Instruis-moi à filer du même geste, dans des pensées toujours égales, la suite continue des jours. S’ils ne laissent après eux que de la cendre, que cette cendre du moins ne soit pas dispersée au vent comme une vaine poussière, mais qu’elle s’accumule au foyer de la vie et vienne s’ajouter pieusement aux autres cendres des autres jours. Nuit douce, nuit délicate, nuit profonde, toi qui enveloppes déjà de tes ombres furtives tous ces mirages aériens qui enchantaient mes yeux, quel désir, doux comme ta douceur, profond comme ta sérénité silencieuse s’éveille en moi ce soir ! Autour de mon âme, quelle solitude encore ignorée se révèle soudain ! Oh ! que quelqu’un se penche vers moi et je me pencherai vers lui ! Qu’il me tende sa coupe, et je m’abreuverai jusqu’à l’ivresse ! Qu’il me demande le don de ma vie dans toute sa plénitude et, pour lui seul prodigue et généreuse, je disputerai à l’univers avec l’âpreté d’un avare les plus frivoles de mes pensées et les plus vains de mes songes. (Acte III, scène VI)

Le Songe d’une nuit d’été
Pour le Songe d’une nuit d’été
Il faut un bois tranquille et des sentiers secrets,
                        Et pour chaque sylphide une robe irisée,
                        Un habit vert pour Puck, des gouttes de rosée
                        Qu’on jettera négligemment sur la forêt.

                        Pour Bottom et sa troupe, il faut un cabaret,
                        Des habits de Téniers et des cruches brisées.
                        Un seigneur de Watteau fera le roi Thésée.
                        Les amantes seront de Greuze et de Lancret.

                        Pour gnomes nous prendrons les singes de Chardin.
                        Le bois sera moins qu’un hallier, plus qu’un jardin.
                        Titania sera fantasque, mais correcte.

                        Il faut un écureuil, des hiboux et des merles,
                        Léger brouillard d’argent, clair de lune gris-perle,
                        Et des diamants taillés pour les yeux des insectes.
                                                *
Dans un décor féerique, avec des personnages pris aux contes d’enfant et bien plus qu’à l’histoire à la légende, j’ai voulu chanter toute la simplicité, toute la naïveté de la joie humaine. Seuls les vers d’Aristophane ont plus de grandeur ; ils font entrevoir après cette enfance, une maturité. Je voudrais que cette œuvre laissât aux plus désenchantées des âmes quelque chose de frais et de calme, comme ces vents du matin qui passèrent sur l’éclosion des fleurs. La fantaisie, l’amour, la nuit et l’aurore, la forêt, les danses, le clair de lune et les étangs qui sont des choses bonnes et pures.
                                                *
Prologue : PUCK, au public 
 Écoliers et manants, dames et gentilshommes,
                        À tous, premièrement, se présente et se nomme,
                        Comme il sied aux lutins, son bonnet sur le front,
                        Puck, un gnome des bois, un page d’Obéron.
                        Ayant moi-même un rôle en cette comédie
                        Et devant me mêler à cette trame ourdie
                        Par un rêveur ancien, rejetant ses soucis,
                        Je viens vous saluer et vous conter ceci :
                        Qu’il est deux parts du monde, une pour les poètes,
                        L’autre pour les amants, que notre âme n’est faite
                        Que pour ce double jeu fantasque et puéril
                        Et que nous croiserons uniquement ces fils.
                        Ne vous offensez pas, surtout, de ce costume :
                        Il sied bien mieux dans la forêt et sous la brume,
                        Lorsque le vent du soir agite mes grelots,
                        Et puis là-bas sous nos sapins et nos bouleaux.
                        Nous tenons l’univers pour une vieille chose
                        Qu’il faut renouveler par des métamorphoses,
                        Et la réalité pour un habit trop court,
                        Qui nous donne des airs trop guindés et trop lourds.
                        Donc nous allons pour vous ainsi qu’une ambroisie
                        En toute liberté verser la fantaisie.
                        Excusez-moi : j’entends du bruit, je disparais.
                        Nous nous retrouverons ce soir, dans la forêt.
                                                                                    Il sort.
                                                *
HERMIA s’éveille, les cheveux dénoués tombant sur ses épaules, encadrant son visage
                        Quelqu’un avait parlé, tout à l’heure, il me semble.
                        Mais qu’avais-je rêvé ? Quel étrange sommeil !
(elle se soulève)         
 Quoi ! tu n’étais pas là, penché sur mon réveil ?
                        J’ai peur. Les arbres ont d’étranges attitudes.
                        Lysandre ?… Plus personne, et c’est la solitude.
(elle est maintenant debout, face à la forêt immobile)
                        Plus rien que la chanson monotone du vent,
                        Que les étoiles d’or, que les chênes mouvants.
                        Réponds-moi, la forêt : qu’a-t-on fait de Lysandre?

VOIX DE LUTIN (montant de la forêt, légère comme un bruit d’insecte)
                        Ô vierge, ton amour est pareil à la cendre
Qui flotte au vent du soir sur le feu des bergers.
Tout ceci n’est qu’un rêve, impalpable et léger.
Il faut savoir aimer comme les fleurs fleurissent
Pour être belle un soir. La vie est le caprice
D’un rêveur éternel.

HERMIA                                          C’est vrai, je l’ai aimé.

LA VOIX         La brume certains soirs ébauche sur les prés
                        Des contours indécis et des formes de rêve
                        Qui se mêlent entre eux et jamais ne s’achèvent.

HERMIA          J’ai senti, j’ai vécu ; mon cœur inapaisé
                        Se ressouvient encor de son dernier baiser.

LA VOIX         Un poète a rêvé ces amours éphémères,
                        Cette ombre et ce silence et ce bois légendaire.

HERMIA          Je sentais, je vivais ; ô grands arbres dormants,
                        Répondez-moi : qu’avez-vous fait de mon amant ?
                                                                                    Elle sort.

LA VOIX (limpide, dans l’immense solitude du décor)
                        Nous sommes les lutins tapis sous les broussailles,
                        Sur nos bonnets d’argent des grelots d’or tressaillent. (Acte III, scène VI)

Viviane et Ariel
ARIEL. – Que le sourire de l’aurore t’éveille chaque matin dans des pensées harmonieuses ! Que la lumière de tes jours descende sur ton front comme une grâce toujours nouvelle ! Que nulle mélancolie n’attriste tes soirs et que, chaque nuit, ton âme s’apaise, large et silencieuse, comme le ciel étoilé ! Ainsi je te salue, ma bien-aimée : que ne suis-je un oracle ! Ces mots seraient un présage et une divination. Ah ! Viviane, j’ai brisé pour toi le sceau d’un long silence. Je t’aime, et c’est une simple chose ; mais avant de te la dire, les mots se pressèrent en foule sur mes lèvres et se disputèrent le souffle de ma voix dans un tumulte étrange.

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À propos du Théâtre

Ma Mère l’Oye, la première des pièces ici réunies (et la plus tardive, datant de 1913) s’apparente à un conte de fées […]. Le Songe d’une nuit d’été (1908), […] réécriture « ad usum Galliæ » du Midsummer Night’s Dream. Marcotte ne se contente pas de ramener Shakespeare à la raison classique : il multiplie les références aux peintres du XVIIIe siècle, il réagence la fable au gré de sa fantaisie.
Histoires Littéraires : avril-mai-juin 2012, volume XIII, n° 50