Quittant la khâgne, Bernard Marcotte était parti pour son service militaire dans les Ardennes, à Mézières, mais il revint par la suite dans le Quartier latin, où il passa les examens de la licence de philosophie (1908), puis s'attaqua à son diplôme de philosophie (1910), avant de passer le concours de rédacteur au Ministère des Travaux publics, auquel il fut reçu (1911). Ce fut pour lui une période foisonnante pour l'écriture. Et au cours de longues causeries avec ses amis, dont Paul Tuffrau, il pouvait montrer ses poèmes, ou ses contes... ou lire les écrits de Paul Tuffrau.
Que ce soit dans les carnets, ou dans les lettres, on sent bien la solidité des relations entre eux deux, leur connivence intellectuelle et la façon dont ils s'encouragent.
J’ai éprouvé dans toute sa grâce bienfaisante la vertu de St Brandan. Je l’ai lu à la fin d’une journée triste, pluvieuse, opprimante, journée d’ensevelissement comme disait Lucrèce : vent, soleil, feuillages, horizons, undique sepultris. Et resurrexi. C’est un vrai voyage au Paradis que je viens de faire. Grâces en soient rendues à l’âme celtique, à l’âme chrétienne, et à toi qui as si finement rendu le souffle de vie à ces choses mortes.
Et Paul Tuffrau concluait son étude ainsi :Il y a sept ans déjà que s’est éteint à Vannes, sans que cette mort ait fait le moindre bruit dans le monde, l’être le plus magnifiquement doué que j’aie jamais rencontré. Il succombait aux lents ravages d’une tuberculose osseuse consécutive à ses blessures. Nul ne le connaissait, – hormis quelques amis réchappés de la guerre qui depuis longtemps avaient salué dans ce garçon modeste, effacé, mais en qui brûlait silencieusement la flamme du génie, un authentique fils de roi. Nul ne le connaît encore, sans qu’il y ait lieu de parler d’injustice : son œuvre, ou du moins ce que j’en ai pu retrouver (la veille de sa mort, il m’écrivait : « J’ai tout détruit de mon ancienne production ») est presque entièrement inédite. Mais ce qui en reste – soit qu’il l’ait avoué comme sien en l’épargnant, soit que le hasard l’ait soustrait à l’holocauste – suffit à mettre en éclatante lumière le nom de Bernard Marcotte. Qu’il s’agisse d’un très grand écrivain, – grand par la force et l’ampleur de la pensée, par la profondeur du sentiment, par l’inépuisable richesse d’une imagination émerveillée, il ne saurait être question d’en douter. Je prie le lecteur de jeter les yeux, avant de poursuivre, sur quelques pages de l’œuvre, – par exemple Vierges de France, ou Le chant d’Orphée, ou L’histoire de Psyché, ou La Vie étroite… Il aura vite reconnu l’accent inimitable, fait de douceur et d’autorité, et le rayonnement mystérieux de la grande poésie. Il saura dès lors que l’amitié ne m’égare pas et que je dis vrai.
Je terminerai par un aveu.Cette étude, il l’eût désapprouvée. Dans sa dernière lettre, écrite quelques heures avant sa mort, il me disait :Si quelque chose de moi doit paraître, maintenant ou plus tard, je tiens absolument à ce que ce soit sous un pseudonyme : j’ai choisi celui d’ – Ésope – (tout court) que j’adopterai définitivement si tu ne me le déconseilles. Le voile sera transparent pour mes amis, mais je désire qu’ils ne le soulèvent pas et que ma personnalité réelle reste en dehors de mon activité littéraire. Je ne pose là qu’un principe, car, en fait, mon bagage, c’est autant comme rien.J’ai donc transgressé sa volonté formelle. Virgile, en son temps, ne fut pas mieux écouté. Voici mes raisons :J’ai pensé que la partie féerique de l’œuvre serait mieux comprise et mieux aimée, si l’on savait à quel point elle était l’expression sincère et spontanée d’une âme. – J’ai pensé que la théorie de l’ironie, la cosmogonie de La Vie étroite paraîtraient peut-être des jeux de pensée à qui ne saurait pas qu’elles l’ont soutenu jusqu’aux portes de la mort. – Enfin quand on peut porter témoignage, en ces temps sordides, pour une âme désintéressée, prodigieusement active et riche, dévouée à l’art, amoureuse de la vie et capable de les quitter sans un regret, a-t-on le droit de se taire et de garder pour soi seul le réconfort de tant de force unie à tant de simplicité ? Je ne l’ai pas cru. Je ne le crois pas encore.
- la partie biographique sous le titre Souvenirs sur Bernard Marcotte dans la revue littéraire L’Œil bleu (n° 10, février 2010, p. 13-38) ;
- la partie concernant Les cahiers d’Ésope, dans l'ouvrage Les Cahiers d’Ésope, de Bernard Marcotte (Publibook, 2013, p. 13-25) ;
- la partie concernant l’œuvre poétique de Bernard Marcotte sous le titre La poésie de Bernard Marcotte dans l'ouvrage Poèmes de Bernard Marcotte (Publibook, 2013, p. 13-20)
- les pages portant sur Le Songe d'une nuit d'été de Bernard Marcotte dans le n°12 de la revue du C.R.A.M. (Centre de Réflexion sur les Auteurs Méconnus) La Corne de Brume paru en décembre 2015 (p. 181-187).
[2] Chez L'Artisan du Livre.