samedi 12 juin 2021

Bernard Marcotte : "Mort pour la France"

La mention "Mort pour la France" a été attribuée le 12 mai 2021 à Bernard Marcotte par la directrice de l'Office national des anciens combattants et victimes de guerre, à la suite de l'avis de la commission consultative médicale du 3 mai 2021 (n° 2021-120, dossier n° 13799),

et son nom a été intégré dans la longue liste des "Morts pour la France de la Premièe Guerre mondiale" du site Internet "Mémoire des hommes".

Cette décision fait suite à la constitution d'un dossier basé sur : le registre matricule de Bernard Marcotte, les éléments de son dossier conservé au Service historique de la défense à Vincennes, les pièces médicales se trouvant au Service de santé des armées à Limoges, le certificat de décès établi à Vannes, des lettres de Bernard Marcotte et de son frère Gaston (qui avaient été conservées dans les archives de Paul Tuffrau, et qui par la suite ont été confiées à la Bibliothèque nationale de France), le témoignage de Paul Tuffrau (à travers son livre : Bernard Marcotte, poète, conteur et philosophe de l'ironie, HD éditions, 2017) .

Cette décision rend hommage au parcours de Bernard Marcotte durant la Première Guerre mondiale, et dans les années qui l'ont suivie. Blessé à trois reprises durant le conflit, dont une fois au bras droit, Bernard Marcotte vit apparaître en 1916 une tuméfaction d'un doigt de la main droite, première manifestation d'une tuberculose osseuse, qui peu à peu se généralisera : aussi passa-t-il la majorité des années qui ont suivi la fin de la guerre dans des hôpitaux militaires, jusqu'à sa mort, le 4 juillet 1927, veille de ses 40 ans, dans un hôpital militaire à Vannes. 

Bernard Marcotte rejoint ainsi la longue cohorte des "écrivains morts pour la France"... 

Inscription du nom de Bernard Marcotte sur le monument aux morts de Saint-Germainmont où il est né le 5 juillet 1887.

 L'Ardennais, 15 juillet 2022

La plaque sur laquelle son nom a été porté a été inaugurée ce 14 juillet 2022, lors de la traditionnelle cérémonie organisée par la Mairie avec l'aide du Souvenir Français et des Anciens combattants.




Lors de cette cérémonie, un texte de Bernard Marcotte a été lu par Sylvette Pierre, "texte presque testament, intitulé "Autour de la mort", dans lequel Bernard Marcotte se souvient de la beauté de son pays natal et nous laisse ce message d’un magnifique acte de foi en la vie" :

Je me souviens de nos délicieux villages d’Ardenne où les forêts sont bleues sur les collines, où les ruisseaux dorment entre les peupliers drapés de brume. Les prairies et les moissons découpaient sur le sol de grands carrés jaunes et verts dont les couleurs s’effaçaient et se mêlaient à l’horizon. L’air était frais ; le soleil dorait le brouillard. Je me souviens que les bois traçaient une ligne bleue entre le ciel et la terre et qu’à l’ombre des haies, le long des routes des abeilles chantaient sur des violettes. Je me souviens des moissonneurs qui pas à pas pénétraient dans les champs de blé, du rythme lent et monotone de leurs faux, et je sais encore qu’à cette heure, n’ayant en moi ni souvenir, ni espérance, j’étais heureux et bon. Devant le soleil qui montait, j’ai su le grand orgueil de la vie, et j’ai levé la tête pour respirer plus profondément encore le parfum des moissons mûres et des forêts bleues. J’ai vu les taches rouges des coquelicots sur les nappes d’or des blés, et très loin, au-delà du ruisseau, les vieilles portes des maisons grises s’ouvrant à la lumière. Je vous dirais encore les rudes paroles de ces hommes qui marchaient vers les forêts, la serpe au côté et les bras nus, et je saurais vous faire aimer ce matin.

Bien qu’aujourd’hui, mon âme soit triste et porte avec douleur le poids de notre vie, je ne laisserai en vous ni découragement, ni lassitude. Je voudrais seulement que vous me lisiez un matin de printemps près d’un village que vous aimez, quand les vallées embaument et que les fleurs écloses la veille au grand midi s’effeuillent au vent. Ou plutôt qu’une voix de femme, votre sœur ou votre mère vous dise ces paroles, car je sais que vous m’aimerez mieux ainsi. Et puissent ces heures vécues avec moi être les plus nobles et les plus fières de votre jeunesse, parce que, ce jour là, le ciel vous fut infini et que toute la splendeur du matin pénétra dans vos âmes.

Et quand vous m’aurez lu, je voudrais que vous descendiez la colline et que vous quittiez la forêt ayant au cœur plus d’enthousiasme et plus d’amour. Oubliez-moi ; déjà le soleil est très haut dans le ciel et les fleurs se fanent et les épis sont tombés avec les coquelicots et les bleuets ; déjà la terre est nue. Mais dans l’espace la lumière vibre : et voici qu’à nouveau, comme un cantique de gloire, l’Angélus de midi traverse le silence des campagnes.

Dites vous bien, ô mes amis, qu’à cette heure de lutte et de fièvre, vous portez en vous toute l’âme des Dieux. 

samedi 21 avril 2018

Un écrivain ardennais, Bernard Marcotte, à Choisy-le-Roi

[Article publié dans L'Actualité du Patrimoine, bulletin du Service Archives - Documentation - Patrimoine de la Ville de Choisy-le-Roi : n° 29, décembre 2017 (1ère partie, p. 12-15) et n° 30, avril 2018 (2ème partie, p. 12-13), grâce à l'obligeance de Mr Guy Kremer, responsable du Service Archives - Documentation - Patrimoine.]
 
***

    La richesse d’une ville tient en partie aux personnalités qui y sont nées, ou qui y ont séjourné. Choisy-le-Roi n’a, sur ce plan-là, guère à envier à d’autres cités, elle qui porte en son nom même la marque de l’intérêt que Louis XV lui a porté…, et qui a abrité les dix dernières années de l’auteur de La Marseillaise, Rouget de Lisle…

    Mais il est des personnes moins illustres qui contribuent à ce patrimoine. Ainsi en est-il de l’écrivain ardennais Bernard Marcotte, qui en 1912, à 24 ans, vint s’établir avec son frère et sa mère à Choisy-le-Roi.

    Bernard Marcotte était né le 5 juillet 1887 dans le sud des Ardennes, à Saint-Germainmont, où son père était percepteur. Au gré des affectations de celui-ci, la famille se déplaça près de Charleville, à Renwez, puis, non loin de la frontière belge, à Gespunsart. Très tôt, la littérature et la philosophie l’attirèrent, d’où sa venue à Paris, afin de continuer ses études en classes supérieures au lycée Louis-le-Grand, en vue de la préparation du concours d’entrée à l’École Normale supérieure de la rue d’Ulm. Mais Bernard Marcotte était trop rêveur et fantasque, et d’esprit trop indépendant, pour un tel projet, ou pour envisager une carrière d’enseignant. Tout au plus poursuivit-il à la Sorbonne des études de philosophie : licence (1908), et diplôme (1910). En fait, ce qui le passionnait, c’était l’écriture, et ces années parisiennes furent de ce point de vue très foisonnantes : contes et récits (La dernière chevauchée des Rois Mages, Les deux Sainte Anne, Les Fantaisies Bergamasques…), poèmes (Le Pont-Neuf à l’aube, Midi : le chant de la joie…), pièces de théâtre (Le Songe d’une nuit d’été, Ma Mère l’Oye…). Il commence alors à être apprécié dans le milieu littéraire, ainsi par l’écrivain et journaliste Roger Dévigne : « Seul, le discret et pur Bernard Marcotte s’avance en tête, et bien en avant de tous. »[1] Et il put faire paraître un livre en 1913, aux Éditions du Temps Présent, Les Fantaisies Bergamasques. Le déclenchement de la Première Guerre mondiale, puis la tuberculose osseuse qu’il contracta dans les suites d’une de ses blessures et des mauvaises conditions de vie dans les tranchées, et qui le conduisit d’hôpital militaire en hôpital militaire jusqu’à sa mort le 4 juillet 1927, veille de ses quarante ans, l’empêchèrent d’être mieux connu[2].

    Cependant, une de ses pièces, Le moulin des Chimères, fut jouée en 1908 par Louis Jouvet, lui aussi ardennais, et qui bientôt quitta définitivement ses études de pharmacie pour le théâtre, puis, plus tard, le cinéma. Bernard Marcotte s’était lié avec lui au sein d’un groupe de jeunes gens enthousiastes, les « Visionnaristes », qui entendaient recréer de la « Beauté » dans l’« Art », et diffusaient leurs écrits dans des revues à dire vrai assez confidentielles : La Foire aux Chimères, Les Actes des Poètes, Poèmes… Ceux de Bernard Marcotte révèlent une sensibilité délicate et en même temps vibrante, notamment à la nature, un vrai charme poétique, mais aussi une très grande fantaisie, tout en témoignant de préoccupations philosophiques, qui aboutiront aux Cahiers d’Ésope, rédigés après-guerre, dans lesquels Bernard Marcotte, alors qu’il est malade, présentera sa conception de la « Vie étroite ». La vie doit être acceptée telle quelle, tout en sachant qu’elle n’est qu’un des aspects qu’elle aurait pu prendre : une vie advenue parmi de multiples vies restées dans le domaine du possible. D’une multiplicité potentielle, une vie nous est donnée, un possible nous a été alloué. À nous d’en prendre acte. Et dans ce possible, à nous de vivre, à nous de créer de la beauté et de la joie (le thème de la joie revient souvent dans l’œuvre de Bernard Marcotte), non de façon artificielle et factice, mais de façon pleine et réelle. C’est donc une « Vie étroite », mais qui n’a rien d’étriqué. Au contraire, il faut en prendre toute la mesure, toute la plénitude, la vivre intensément, telle qu’elle est.

    Le passage suivant, extrait de la préface que Bernard Marcotte rédigea pour ses Fantaisies Bergamasques, vaut la peine d’être cité, car il montre bien quelle était la tonalité de sa pensée, mais aussi le caractère très particulier de son écriture :

La fantaisie est le privilège du poète et du conteur. Elle est une légèreté intérieure, une disposition à la joie, au rire, au caprice. Sitôt que je prononce ce mot, il évoque en moi plus d’images qu’un amour passé n’éveille de souvenirs chez celui qui l’a vécu. Je vois l’ombre indécise du soir et la lumière argentée du matin, des frémissements d’eau, de moissons et de feuilles, tout ce qui flotte et glisse comme le nuage, tout ce qui est fragile comme la fleur, délicat comme l’insecte, subtil comme le parfum. Je vois les forêts de Shakespeare et les chœurs d’Aristophane, les lutins d’Écosse et les trolls de Norvège, tout ce qui danse dans un rayon de lune, frissonne dans la brume du soir, et s’endort au matin dans une corolle humide. Ces choses n’ont rien de commun que d’être gaies et frivoles, mais ne vous hâtez pas de les condamner pour leur insignifiance, et croyez qu’il faut aimer, si humble et si fragile soit-elle, toute œuvre d’où rayonne un peu de lumière, où bourdonne un peu de rire. Le spectacle des souffrances humaines peut inspirer des rêves plus magnifiques et plus hautains. Il est beau qu’Eschyle ait écrit Prométhée et Vigny La mort du loup. Mais si le bonheur a quelque place en ce monde, s’il y eut un jour où nous avons dit simplement : « je suis heureux », ne faudra-t-il pas préférer cette plénitude de la joie aux tourments d’un héroïsme toujours souillé par le mal dont il triomphe ? N’y a-t-il pas une raison secrète qui nous fasse mieux aimer la grâce du printemps que la mélancolie de l’automne, et se pourrait-il que nous regrettions, dans la calme splendeur des jours d’été, le déchaînement des tempêtes d’hiver ? Un brin d’herbe au soleil est plus beau qu’un arbre foudroyé.

* * *

    La circonstance qui conduisit à l’implantation de Bernard Marcotte à Choisy-le-Roi est tragique : le décès de son père, survenu brutalement le 6 février 1912, à Gespunsart… Sa mère ne pouvait pas rester seule, dans cette maison un peu isolée à l’entrée de ce village plongé au milieu de la forêt d’Ardenne, alors que ses deux fils se trouvaient en région parisienne : Gaston, l’aîné de deux ans de Bernard, avait suivi des études de chimie, et deviendra ingénieur dans la société de métaux précieux Caplain Saint-André et chez Poulenc frères ; quant à Bernard, il avait passé le concours de rédacteur dans un ministère, et depuis juillet 1911, il était en fonction au ministère des Travaux Publics, situé boulevard Saint-Germain et rue du Bac, ce qui lui assurait de quoi vivre, tout en lui laissant une certaine liberté pour continuer à écrire... Il habitait alors une chambre à l’Hôtel de France, 11 rue Toullier, près du Panthéon, et songeait à emménager rue Blomet, dans le 15e arrondissement. Il était désormais naturel que sa mère puisse venir habiter avec ses fils…, mais pour elle qui était originaire des confins de la Champagne, et qui était habituée à vivre au grand air, se loger à Paris même n’était pas envisageable. Il fallait trouver un endroit où il y ait de l’espace, et, au moins à proximité, de la campagne. C’était à cette époque le cas dans beaucoup de secteurs de la banlieue parisienne. Il fallait, de plus, que cet endroit soit assez aisément relié à Paris…

    Choisy-le-Roi répondait à ces critères. D’autant plus que Bernard Marcotte et ses proches trouvèrent un appartement au 24 de l’avenue de l’Hôtel-de-Ville, tout près de la gare, qui était desservie par le Paris-Orléans, dont le point de départ, la gare d’Orsay, était à quelques minutes du ministère des Travaux Publics où Bernard Marcotte travaillait.

    Cette voie ne porte plus ce nom, mais depuis 1924 celui d’avenue Anatole France. Elle avait été créée en 1905. Elle débutait au niveau de la station de chemin de fer, et amputait un peu un vaste parc, survivance du domaine royal, qui entourait une belle demeure que la municipalité avait acquise en 1903 pour en faire la mairie (elle l’est encore de nos jours, avec toujours autour du bâtiment un parc, le « Parc de la Mairie »). De là, l’avenue se poursuivait vers le sud, grossièrement parallèle à la Seine. Un prospectus de l’époque est un appel au lotissement de cette nouvelle voie. Et peu à peu des immeubles se construisirent, dans les années 1905-1910. C’est dans un de ces immeubles tout frais construits, – et dont la plupart existent encore, tout au  moins celui où Bernard Marcotte habita (un immeuble de 5 étages au revêtement de briques[3]) –, que la famille Marcotte vint s’installer, ce dont témoigne dans un de ses carnets[4] Paul Tuffrau, un ami proche de Bernard Marcotte, venu lui rendre visite en mars 1912 : « Grande maison neuve, escalier inachevé, au 4ème. »[5]

    Peu de temps auparavant, Bernard Marcotte lui avait annoncé le choix qui avait été fait :

Nous sommes décidés : l’appartement de Choisy-le-Roi plaît beaucoup à ma mère et à mon frère et me satisfait aussi. Nous allons emménager le plus tôt possible. Ma mère est venue ce matin à Paris : elle est arrivée très inquiète ; elle est repartie presque heureuse de sentir que sa vie commençait à se réorganiser.

J’espère que dans 15 jours nous serons à peu près chez nous.[6]

    Et le 5 mars 1912 : « Nous allons emménager jeudi ou vendredi et nous aurons sans doute, mon frère et moi, mille petits travaux à faire à l’intérieur de notre appartement. », puis le 21 mars 1912 : « Dimanche, un homme aux mains industrieuses viendra assembler des planches et composera une étagère où je rangerai mes livres épars sur le plancher. »

    Il semble en tout cas que Bernard Marcotte ait eu un peu de peine à faire entendre l’adresse à ses amis. Ainsi, dans une lettre à Paul Tuffrau du 27 avril 1912 :

Je sais bien qu’il y a des avenues et des Hôtel de Ville un peu partout, mais il faut respecter cette combinaison
                      24 avenue de l’Hôtel de Ville
                                 Choisy-le-Roi
                (Seine ou Seine-et-Oise ou Seine-et-Marne)

    Et dans une autre, celle-ci adressée à Louis Jouvet, probablement de mai 1915[7] :
 
B’jour, b’jour, b’jour.

Pas République, mais Hôtel-de-Ville, avenue de l’Hôtel-de-Ville, 24 avenue de l’Hôtel-de-Ville, Choisy-le-Roi, mais pas République, non.

Hôtel-de-Ville, hôtel-de-ville, tel-de-ville, tel-de-ville.

     La numérotation de l’avenue n’a pas été changée lors du remplacement du nom de l’avenue : le recensement de 1926 répertorie bien au 24 de l’avenue Anatole France la présence de Marie Marcotte (mère de Bernard) et de Bernard Marcotte[8]. Gaston, quant à lui, s’étant marié en mai 1914, avait emménagé au 69 de l’avenue de Paris[9].

    Bernard Marcotte n’a pas laissé beaucoup de souvenirs de sa vie choisyenne. En fait, malgré l’affection qu’il porte à sa mère, il regrette la liberté qu’il avait à Paris, où il pouvait voir ses amis, – Paul Tuffrau (1887-1973), écrivain lui aussi, le sculpteur et illustrateur André Juin (1885-1978), Roger Dévigne (1885-1965), dont il a déjà été question, Georges-Henri Lacassie (1886-1967), écrivain également, mais qui poursuivra une carrière dans l’armée, ou le philosophe Jean Wahl (1888-1974)… –, assister à des concerts ou des pièces de théâtre – notamment quand Louis Jouvet y jouait –, visiter des musées, tels que le Louvre… Il lui faut désormais composer avec le rythme de vie de sa mère, qui par moments est souffrante, et à laquelle il doit alors veiller plus particulièrement, prenant, comme il l’écrit lui-même[10], des « fonctions de garde-malade »  (jusqu’à coucher près d’elle, si on s’en tient à une lettre du 29 juillet 1912 à Paul Tuffrau : « Ma mère va mieux : j’ai retrouvé ma petite chambre […]. »), et avec son travail régulier au ministère.

    Ainsi écrit-il le 21 mars 1912 à Paul Tuffrau : « Je m’accommode à peu près de ma nouvelle vie : j’y trouverai plus de calme, trop peut-être, Paris, dont je ne vois plus rien maintenant que la rue du Bac (qu’il suit pour aller prendre son train à la gare d’Orsay), me manque un peu. », puis le 28 mars 1912 à André Juin[11] : « Je m’ennuie après Paris et je me sens un peu à l’étroit dans cette nouvelle vie à laquelle il faut bien que je m’accoutume. » Malgré tout, il reconnaîtra dans cette même lettre : « Il fait beau : je vois à Choisy de l’herbe, des arbres en fleurs, des collines, des étoiles. » (tout en ajoutant juste après : « Je traverse Paris deux fois par jour mais sous un tunnel et je n’aime pas cela. »), et plus tard, il fera allusion à « une promenade de Choisy à Meudon par derrière Paris »[12].

    Son séjour à Choisy-le-Roi aura aussi été contemporain de la fin de la cavale de l’anarchiste Jules Bonnot, blessé mortellement le 28 avril 1912 lors de l’encerclement par les forces de l’ordre du garage[13] situé à Choisy-le-Roi où il s’était retranché. Bernard Marcotte y fera allusion dans une lettre du 9 juillet de cette année 1912 à Paul Tuffrau :

La même foule qui s’est précipitée à Choisy sur le refuge de Bonnot et qui s’est disputée les débris de pierre ou de bicyclette[14] est revenue précipitamment à Paris pour honorer (encore ce mot) le pauvre diable de Rousseau[15]. La même foule encore s’est promenée sur les quais près du pont Notre-Dame d’où était tombé un autobus, en habits de fête (je n’invente pas), riant, causant, s’animant. Un peu plus et l’on aurait dansé.

    Cependant Bernard Marcotte continue à écrire, car il ne peut pas ne pas le faire… Comme il le confie à Paul Tuffrau dans une lettre du 25 juin 1912 : « Écrire des contes, lire et me promener, voilà tout ce que je désire au monde, et puis encore causer, écrire des lettres. » Et dans cette même lettre, il fait allusion à un conte qu’il a « commencé à Choisy ».

    Mais à l’été 1914, la guerre interrompt tout… Bernard Marcotte part avec le 91e Régiment d’Infanterie de Mézières… Il participe aux durs combats de l’Argonne, où il est blessé deux fois dès 1914, sa troisième blessure survenant en septembre 1916 sur la Somme. Il pourra revenir en permission, comme il l’annonce à Paul Tuffrau le 20 février 1915 :

Rien de nouveau pour moi sinon que mon départ est tout proche et que je vais aller faire un petit tour à Choisy et à Paris. Quelle chose étrange que d’aller effleurer comme cela toutes les choses qu’on aime, entre deux mauvais étapes, de s’arrêter un peu et de retrouver tout au point où on l’a laissé : la lecture interrompue, les projets suspendus, et les abandonner encore une fois, et faire de nouveaux adieux… Je les crains autant que je les désire ces bonnes journées.

     La fin de la guerre aurait pu signifier pour Bernard Marcotte un retour à un passé qu’il avait tellement aimé, – et auquel il avait tant rêvé, comme il le racontait dans une lettre du 20 janvier 1915 à Else Jouvet, la femme de Louis Jouvet :

Je me souviens de certaines nuits de garde, en septembre : toutes les deux heures le caporal Marcotte assisté de deux “poilus” quittait la tranchée en rampant et allait s’installer à plat-ventre à 30 mètres en avant, baïonnette au canon, “attentif de l’œil et de l’oreille” comme le prescrit la théorie. On restait là une heure, quelquefois deux, en tout 6 heures par nuit. J’avais le temps de ruminer vous pensez bien. Le corps se gelait lentement. De temps en temps une balle claquait dans la terre à droite ou à gauche. En avant on entendait ces messieurs qui coupaient du bois, piochaient la terre, faisaient de la musique, chantaient ou bavardaient très haut dans un jargon sauvage. Ils ne se gênaient vraiment pas. Alors, pour passer le temps, je commençais à rêver. Je me ressouvenais tout doucement, détail par détail, de nos promenades, de nos causeries, des séances du Vieux-Colombier, de ce retour nocturne sur les bords de la Seine, des soupers rue de la Santé[16], d’une ballade à Ménilmontant faite avec Dévigne, du ballet de Couperin et du joueur de vielle, d’André Aguecheek[17] et de tant d’autres choses. J’étais tout pénétré d’émotion et de tendresse et je tournais un peu la tête pour que mon voisin ne vît pas briller des larmes dans mes yeux.

    Mais jamais Bernard Marcotte ne put retrouver la vie d’autrefois… Dès 1916, il commença à souffrir d’un doigt, et il fallut se rendre à l’évidence : il s’agissait d’une tuberculose osseuse, qui finira par l’emporter…

    Après-guerre, il a tout de même pu revenir à Choisy-le-Roi, en mars-avril 1919 « en convalescence 24 avenue de l’Hôtel-de-Ville »[18], puis en 1923 :
Je compte quitter Briançon (où il était hospitalisé) lundi et débarquer à Paris mardi matin : mon frère m’emmènera chez lui à Choisy et j’attendrai là le résultat d’une demande d’évacuation sur un hôpital militaire de Paris faite le mois dernier et qui tarde, au-delà des délais prévus. J’ai décidé brusquement ce départ précipité aujourd’hui matin, afin d’échapper à la fatigue nerveuse qui m’a gâté mon retour à la liberté (le reste, sauf la main, paraît bien aller). J’ai surtout besoin d’échapper à la solitude où je vis depuis si longtemps et que mon premier contact avec la vie banale qui m’entoure n’a fait qu’accuser. Écris-moi à Choisy 69 avenue de Paris : s’il était possible de nous revoir, j’en serais fort heureux.[19]
    Mais Bernard Marcotte ne put pas réellement profiter de ce retour dans la vie de sa famille : « Je suis fort empêché par un appareil de plâtre qui ne me permet pas de m’habiller décemment et me fait rester à la maison. » écrivait-il à Georges-Henri Lacassie le 23 juillet 1923. Et peu après, il quittait Choisy-le-Roi définitivement, pour l’hôpital militaire de Vannes, où sa vie s’arrêterait, moins de trois ans plus tard… 

                                                                                                          Henri Cambon

Je tiens à remercier très vivement Mme Marie Ringot-Martine et Mr Guy Kremer du Service Archives Documentation Patrimoine de Choisy-le-Roi pour leur accueil et pour les renseignements précieux qu’ils m’ont fournis sur la ville.




[1] Les Nouvelles, 25-26 janvier 1912.
[2] Un effort d’édition des œuvres de Bernard Marcotte a été repris depuis quelques années : La dernière chevauchée des Rois Mages (recueil de contes et récits) (Thélès, 2011) ; Les Fantaisies Bergamasques (Thélès, 2012) ; Poèmes (Publibook, 2013) ; Les Cahiers d’Ésope (Publibook, 2013) ; Théâtre (Thélès, 2011 ; Publibook, 2015). Et la biographie que Paul Tuffrau, ami proche et fidèle de Bernard Marcotte, avait rédigée dans les années 1930, mais n’avait pu faire éditer, est parue en 2017 chez HD éditions : Passage d’Ariel. Bernard Marcotte, poète, conteur et philosophe de l’ironie.
[3] Une plaque sur la façade de l’immeuble, et qui date manifestement de sa construction, indique : « Fondanaiche et Moreau, entrepreneurs à Choisy-le-Roi ».
[4] Archives privées.
[5] Une carte postale du début du siècle montre cet immeuble, accolé à un autre immeuble (au n° 26 de l’avenue) qui fait angle avec la rue Alphonse Brault et qui a la particularité d’avoir un toit avec un léger débord, alors que l’immeuble qui le flanque désormais de l’autre côté (au n° 22) n’a pas encore été construit.
[6] Lettre du 26 février 1912 (l’ensemble des lettres de Bernard Marcotte à Paul Tuffrau, ainsi que nombre de ses écrits, se trouve conservé au Département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France (BNF)).
[7] Les lettres de Bernard Marcotte à Louis Jouvet sont conservées dans le Fonds Louis Jouvet du Département des Arts du spectacle de la BNF. Un certain nombre d’entre elles ont été publiées dans le n° 14-15 de la revue littéraire L’Œil bleu, en mai 2015.
[8] Information très aimablement fournie par Mr Guy Kremer, responsable du Service Archives Documentation Patrimoine de Choisy-le-Roi.
[9] Gaston Marcotte, sa femme, et leurs deux enfants, nés la première en 1915, le second en 1919, resteront à cette adresse jusqu’en juillet 1927, époque à laquelle ils déménageront pour Paris (rue Raucourt, près de la place de la Nation). L’avenue de Paris, elle aussi, a perdu son nom, ayant été partagée en trois tronçons : du sud au nord, avenue Léon Gourdault (du nom du maire de la ville de 1927 à 1936), boulevard des Alliés, et boulevard de Stalingrad. Il est désormais difficile de savoir à quel endroit précis correspond le 69 avenue de Paris : tout au plus peut-on déterminer, par recoupements, qu’il devait être du côté ouest de l’avenue, et que la numérotation se faisait du sud vers le nord, et supposer que ce n° 69 était au niveau du boulevard des Alliés, où l’on retrouve encore actuellement des maisons anciennes, dont la très belle « Maison des Pages ».
[10] Lettre à Paul Tuffrau, 4 août 1913.
[11] Archives privées (famille d’André Juin).
[12] Lettre à Paul Tuffrau, 11 novembre 1912.
[13] « Baraque relativement isolée qui se situait sur l’actuelle chaussée de l’avenue de la République, au carrefour de la rue Jules-Vallès. » (Choisy-le Roi d’une rive… à l’autre. Marc Blachère et col. Ville de Choisy-le-Roi, 2006) (C’était non loin du domicile des Marcotte.)
[14] Une vente de la “collection Bonnot-Dubois” (Dubois s’occupait du garage où Jules Bonnot a été cerné) fut organisée, en plein air, comme ceci a été relaté par le journal Excelsior du 13 mai 1912 (Choisy-le Roi d’une rive… à l’autre, op. cit.).
[15] Le 30 juin 1912, avait eu lieu l’inauguration, en présence du président de la république, du « Monument à Jean-Jacques Rousseau » au Panthéon, érigé par le sculpteur Albert Bartholomé. (François Macé de Lépinay. Peintres et sculpteurs du Panthéon. Éditions du Patrimoine, 1997. p. 52-53)
[16] Domicile de Louis Jouvet avant son mariage avec Else Collin (Paul-Louis Mignon. Louis Jouvet. Un homme de science du théâtre, les années d’apprentissage. Éditions de l’Amandier, 2009)
[17] Personnage joué par Louis Jouvet en 1914 dans La nuit des rois de Shakespeare.
[18] Lettre à Paul Tuffrau, mars 1919.
[19] Idem, 12 juillet 1923.

mardi 12 décembre 2017

Exposé-lectures : “Bernard Marcotte, écrivain ardennais de la fantaisie, de la joie, et du rêve”, à Paris (5 décembre 2017)


Exposé-lectures : “Bernard Marcotte, écrivain ardennais de la fantaisie, de la joie, et du rêve”, par Henri Cambon, avec la participation, pour des lectures, de Sylvette Pierre.
Lors d’une réunion de l’association L’Ardenne à Paris, le 5 décembre 2017 (Maison des Associations du 10e arrondissement, 206 quai de Valmy).

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  Pour entrer dans l’œuvre de Bernard Marcotte : lecture d'un extrait de la préface que Bernard Marcotte rédigea pour le seul livre de lui paru de son vivant, (c’était en 1913), Les Fantaisies Bergamasques. Extrait qui montre ce qui est si unique dans l’œuvre de cet écrivain, cette alchimie si particulière qui mélange : la fantaisie, le rêve, et le refus de toute tristesse et de toute souffrance. Il s’agit aussi – en y ajoutant l’indépendance d’esprit et le non-conformisme –, des traits de l’homme, tels qu’on peut les connaître, par ses écrits – poèmes, contes, pièces de théâtre, textes d’ordre philosophique, et lettres (très riches, et nombreuses) – et par le témoignage unique de Paul Tuffrau, un ami fidèle.
    Bernard Marcotte et Paul Tuffrau s'étaient connus au lycée Louis-le-Grand, en 1905. Et plus tard, après la mort de Bernard Marcotte, survenue à tout juste 40 ans (dans les suites d’une blessure de guerre et des conditions de vie dans les tranchées), Paul Tuffrau rédigera sur lui une longue étude, Passage d’Ariel. Bernard Marcotte, poète, conteur et philosophe de l’ironie, qu’il acheva en 1934, étude qui ne put alors paraître à l’époque, et qui a été éditée en cette année 2017 (HD Éditions).
 
 Quelques repères biographiques :

- naissance le 5 juillet 1927 à Saint-Germainmont, dans le sud du département des Ardennes, près d’Asfeld, non loin de l’Aisne ; son père venait d’y être nommé, en mars de cette même année, percepteur, avant de l’être à Renwez en 1895, puis à Gespunsart en 1909, où il décèdera brutalement en février 1912 ;

- études au lycée Chanzy ; baccalauréat à Lille en 1904 ;

- il a le goût des lettres et de la philosophie, et vient à Paris préparer le concours d’entrée à l’École Normale supérieure de la rue d’Ulm, avec l’idée de devenir professeur : c’est là, en khâgne à Louis-le-Grand, qu’il rencontrera Paul Tuffrau, avec qui une amitié indéfectible se nouera ; celui-ci donnera une description de son ami à cette époque (extrait de Passage d’Ariel. Bernard Marcotte, poète, conteur et philosophe de l’ironie). 

- mais il a l’esprit trop fantasque pour se plier à la discipline du concours, et il quitte la khâgne en cours d’année pour son service militaire, au 91e RI de Mézières ; cependant, ses lettres montrent qu’il a autant de difficultés avec la discipline militaire qu’avec celle de la khâgne (lettres des 16 juillet, 17 septembre et de fin septembre 1906).

    Ses lettres ne parlent pas que de la caserne : on y trouve de très belles évocations de paysages, ceux de son Ardenne (lettre des 16 juillet et 17 septembre 1906). De telles évocations, il y en aura plusieurs à d’autres moments de sa correspondance avec ses amis, car il reste tout imprégné de son pays : ainsi dans un passage d’une lettre du 5 août 1909 à Paul Tuffrau, où resurgit sa fantaisie.

    On trouve aussi dans cette correspondance, de multiples indications sur ses lectures, ou sur ses projets d’écriture. Car décidément, c’est vers l’écriture qu’il se tourne, et il écrit à Paul Tuffrau en mars 1907 : « Nous resterons l’un et l’autre deux artistes. »

- après cette année de service militaire, Bernard Marcotte revient à Paris, et il reprend ses études, non plus en khâgne, mais à la Sorbonne. Il avait pensé à l’agrégation de philosophie. Mais les obstacles sont les mêmes que pour le concours de Normale supérieure : il lui faudrait une discipline dans ses lectures, à laquelle il ne peut vraiment pas s’astreindre – alors qu’il aime à fureter, à passer d’un auteur à l’autre ; et alors qu’il a de multiples projets d’écriture : période foisonnante sur ce plan-là : poèmes, contes, pièces de théâtre (Le Songe d’une nuit d’été…)…

    Il partage ses enthousiasmes avec ses amis, participant de l’aventure de groupes littéraires assez bohèmes du Quartier Latin. C’est ainsi qu’il rencontre Louis Jouvet, parmi le groupe d’« Action d’art » des « Visionnaires » animé par Roger Dévigne (1885-1965) (qui sera un homme de lettres, un écrivain, s’intéressera au folklore et sera directeur de la Phonothèque nationale), Louis Jouvet qui jouera le rôle de Don Quichotte dans la pièce de Bernard Marcotte Le Moulin des Chimères le 18 juillet 1908. Et il publie certains de ses textes dans des revues, à dire vrai assez confidentielles : La Foire aux Chimères, Les Poèmes.

    Tout de même, il obtient la licence de philosophie (1908), et soutient un diplôme, toujours en philosophie (1910). Mais il se rend bien compte qu’il n’est pas fait pour l’enseignement, et il quitte cette voie. Il se dirige alors vers un concours de rédacteur dans un ministère, fonction qui lui permettra une sécurité sur le plan financier, tout en lui laissant une certaine liberté pour écrire. Il y est reçu en juin 1911, comme il l’annonce de façon fantaisiste le 2 juin à Paul Tuffrau (lecture de la lettre). Bernard Marcotte commence à travailler dès le mois de juillet au ministère des Travaux Publics, boulevard Saint-Germain/rue du Bac à Paris. Et le Ministère entrera dans son monde de la fantaisie. Ainsi dans une lettre du 23 septembre 1911 à Paul Tuffrau.

    Mais : « Écrire des contes, lire et me promener, voilà tout ce que je désire au monde, et puis encore causer, écrire des lettres », écrit-il à Paul Tuffrau en juin 1912.

- il pense réunir ses poèmes en un recueil, mais rapidement, il y renonce : « Quelques-uns se trouvent recopiés, qu’ils y restent : je ne puis remettre des pièces aux autres et j’aime mieux me laisser aller à mes nouveaux caprices. »

    En fait, il le reconnaît : « Je ne suis pas un être logique : le hasard est le grand manitou de ma vie. »

    Il pourra tout de même faire paraître en 1913 Les Fantaisies Bergamasques : « ensemble de récits, reliés (dans un ordre non parfaitement logique) par une trame assez lâche, la destinée d’une troupe de comédiens qui, chassés de la ville de Bergame, traversent les Alpes, s’arrêtent un certain temps dans un petit village perdu entre plaine et forêt, et vont remonter jusque dans les Flandres… avant de revenir en Italie, où ils sont fêtés, car leur absence ne s’est fait que trop sentir. Leur fantaisie a manqué…, et c’est bien cette fantaisie qui est le thème principal de l’ouvrage. » (préface par H. C.) Cette fantaisie que revendique Bernard Marcotte, n’est pas agitation bruyante, mais joie où se mêlent malice et rêverie.

- mais c’est l’été 1914 : survient la guerre… Bernard Marcotte part, comme caporal (il terminera la guerre comme lieutenant), avec le 91e R. I. de Mézières. C’est très rapidement (en septembre) l’Argonne, et en particulier le bois de la Gruerie : « L’enfer » (lettre à Paul Tuffrau, 20 février 1915).

    Trois blessures, deux en Argonne en 1914, puis une dans la Somme en septembre 1916.

    Cette guerre, Bernard Marcotte la vit de façon un peu extérieure, en retrait, alors pourtant que, en dehors de ses périodes d’hôpital et de convalescence, il est resté sur le front (cf. lettre du 20 janvier 1915 à Paul Tuffrau). Souvent, il s’échappe de la guerre par le rêve, et par l’évocation de ses souvenirs (cf. lettre du 20 janvier 1915 à Else Jouvet, femme de Louis Jouvet). Et à l’Armistice : « J’éprouve surtout la joie d’en être quitte avec une existence étrangère et je fais toutes sortes de projets de lectures et d’études. » (lettre à Paul Tuffrau, 15 novembre 1918)

- cependant, Bernard Marcotte n’en sera pas quitte avec cette guerre. Dès fin 1916 : « À Marseille, en demandant du feu au major pour allumer sa cigarette, celui-ci remarqua son doigt gonflé. Ce que Bernard prenait pour une engelure était un spina ventosa » (une tuberculose osseuse) (lettre de Gaston Marcotte, frère de Bernard Marcotte, à Paul Tuffrau)… Affection dans les suites de la blessure qu’il avait eue à ce bras, et du fait des conditions de vie dans les tranchées.

    D’abord restant localisée, l’affection peu à peu se généralisera : atteinte pulmonaire, mal de Pott… Bernard Marcotte sera transféré d’hôpital militaire en hôpital militaire, dans l’espoir de meilleures conditions de soins : Marseille, Saint-Étienne, Nice, Briançon, et finalement Vannes, où il décèdera le 4 juillet 1927, veille de ses 40 ans, après cette longue et affreuse agonie de 8 ans... Il sera enterré au cimetière de Prix-les Mézières, où sa tombe est toujours là, près de celle de ses parents. Trois mois avant sa mort, la sœur qui le soignait « nous disait (à son frère et à sa mère) que Bernard avait l’âme d’un saint et même d’un grand saint, car malgré les souffrances il ne s’est jamais plaint et s’est opposé à ce qu’on nous prévienne. » (lettre de Gaston Marcotte à Paul Tuffrau).

    Une vie détruite par le conflit, comme des milliers parmi cette génération…

    Et ce qui explique, pour une part, que l’œuvre de Bernard Marcotte ait été mal connue.

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    Toutefois, heureusement, il reste son œuvre, et cela malgré les pertes et surtout les destructions opérées par Bernard Marcotte, – qui, facilement, a détruit de ses écrits dont, a posteriori, il n’était pas satisfait, – ou demandées par lui à la veille de sa mort.

    Ce qui a pu être sauvé le fut essentiellement :

- grâce aux publications de son vivant dans des revues + Les Fantaisies Bergamasques,

- et grâce à Paul Tuffrau, qui a gardé certains manuscrits que Bernard Marcotte lui avait confiés, et toutes les lettres qu’il a reçues de lui, plus de 300).

     Que choisir pour présenter cette œuvre, une œuvre qui reste foisonnante malgré les destructions et les pertes ? Pour en montrer la poésie, la fantaisie, le charme, la valeur d’humanité, et la portée philosophique ?

1) des poèmes :
  •     un portrait, dans lequel Bernard Marcotte se présente lui-même 
  •     une évocation des promenades dans Paris, le long de la Seine : “Nocturne”
  •     et au retour d’un séjour chez Paul Tuffrau et sa femme, qui alors habitaient la petite ville de Vendôme, Bernard Marcotte part d’une promenade dans la campagne pour écrire un poème sur les fleurs des champs (c’était en fait souvent ce qu’il faisait, partir d’un événement de la vie quotidienne pour raconter une histoire, écrire un poème…) (ce poème montre aussi toute l’attention qu’il portait à la nature) : “Et les coucous aussi”.

2) des contes, tout imprégnés de sa fantaisie, mais aussi de ses rêves, et où il y a de très belles pages :
  • La dernière chevauchée des Rois Mages : après être venus adorer l’enfant Jésus, les Rois Mages ne rentrent pas dans leurs royaumes…, mais sont conduits… au Paradis…  
  • Les Fantaisies Bergamasques : les comédiens dont le livre suit les pérégrinations sont arrivés dans une ville des Flandres, dont la destinée est aux mains du bourgmestre Cornélius, un personnage dont l’âme est bien vilaine…

3) le théâtre : Le Songe d’une nuit d’été, où l’on retrouve toute la grâce de l’écriture de Bernard Marcotte, son amour du beau vers, de l’alexandrin, de son équilibre et de sa musicalité (il était opposé au vers libre, comme il le déclara fortement dans deux lettres adressées à Paul Tuffrau : « Le vers libre ne se tient pas debout. », il « m’irrite, me fait fâcher tout rouge », alors que Bernard Marcotte défend : « la forme qui a ses règles éternelles, ses lois d’unité et de diversité, d’équilibre, de monotonie, de retour du même ([…] une colonnade, une suite d’alexandrins). »).
  • Acte III, scène 3 : Hermia et Lysandre, amoureux l’un de l’autre, se retrouvent dans une forêt sombre…
  • Acte V, 1er Tableau, scène 1 : Obéron, roi des sylphes et des lutins, livre à Titania, reine des fées, le dernier secret de sa magie, le plus cher, l’art de composer les matins.

4) textes philosophiques, écrits durant ses années d’hospitalisation et de souffrance…, réunis sous le titre : Les Cahiers d’Esope, comportant en particulier “La Vie étroite (Variations sur un thème philosophique)” : Bernard Marcotte y présente la position du philosophe, qui est en perpétuel questionnement, et, d’autre part, l’objet de ce questionnement philosophique : quelle attitude chaque être humain a à avoir devant la vie.

    La vie doit être acceptée telle quelle, tout en sachant qu’elle n’est qu’un des aspects qu’elle aurait pu prendre : une vie advenue parmi de multiples vies restées dans le domaine du possible.

    D’une multiplicité potentielle, une vie nous est donnée, un possible nous a été alloué. À nous d’en prendre acte. Et dans ce possible, à nous de vivre, à nous de créer de la beauté et de la joie (le thème de la joie revient souvent dans l’œuvre de Bernard Marcotte), non de façon artificielle et factice, mais de façon pleine et réelle.

    C’est donc une « Vie étroite », mais qui n’a rien d’étriqué. Au contraire, il faut en prendre toute la mesure, toute la plénitude, la vivre intensément, telle qu’elle est.

    Et Bernard Marcotte adopte le point de vue de l’ironie : il ne s’agit pas de l’ironie telle que dans son sens habituel, qui implique moquerie et volontiers sentiment de supériorité ; il s’agit plutôt d’une attitude, qui doit être “positive”, et sereine, devant la vie, une attitude qui est conscience des choses, conscience de ce que la vie n’a pris qu’un des aspects qu’elle aurait pu prendre, et en même temps liberté et refus de toute contrainte, de toute souffrance et de tout défaitisme, même au seuil de la mort.

- et, en complément, un texte bien antérieur, paru en 1907 : “Autour de la mort”.

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    On peut terminer cette présentation de Bernard Marcotte et de son œuvre par les mots par lesquels Paul Tuffrau a conclu en 1934 la longue étude qu’il a faite sur Bernard Marcotte : Passage d’Ariel. Bernard Marcotte, poète, conteur et philosophe de l’ironie.

    Et depuis, publications des œuvres de Bernard Marcotte, articles, lectures, spectacle du Cercle Pierre Bayle, “Bernard Marcotte, le rêve par-delà les tranchées”, expositions…, cherchent à mieux faire connaître la pensée et l’œuvre de cet écrivain très attachant…

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mercredi 6 septembre 2017

"Passage d'Ariel. Bernard Marcotte, poète, conteur et philosophe de l'ironie"


Parution en septembre 2017 chez HD éditions d’une biographie de Bernard Marcotte, écrite par Paul Tuffrau, complétée par une sélection de certains textes de Bernard Marcotte.
« Un brin d’herbe au soleil est plus beau qu’un arbre foudroyé. » Ainsi parlait Bernard Marcotte, exprimant sa volonté que la joie soit source de vie et triomphe même des souffrances. Il s’agit là d’un des aspects frappants de la pensée de cet auteur ardennais décédé en 1927 à tout juste 40 ans d’une façon terrible, - dans les suites de la Première Guerre mondiale -, une pensée constamment en éveil, allant hors des sentiers battus, dans laquelle se mêlent fantaisie, poésie, rêveries et évocation de la nature… Que sa mémoire et ses œuvres puissent disparaître, Paul Tuffrau (1887-1973), lui-même homme de lettres, pouvait d’autant moins  l’imaginer que des liens d’une profonde amitié s’étaient établis entre les deux jeunes gens depuis le temps de leurs études à Paris. Aussi composa-t-il en 1934 Passage d’Ariel. Bernard Marcotte, poète, conteur et philosophe de l’ironie, longue étude qu’il ne put malheureusement faire publier, texte d’une très grande sensibilité où l’émotion reste toujours sous-jacente, – un choix d’écrits de Bernard Marcotte complétant le propos.



La 1ère de couverture est illustrée par une aquarelle de 1913 d'Andrée Lavieille.

  
Des échos après la parution de l'ouvrage :

" Passage d'Ariel. Bernard Marcotte, poète, conteur et philosophe de l'ironie est une biographie qui, avec les extraits d'œuvres qu'elle contient, est une belle introduction à la découverte de l'écrivain et de son œuvre. Présenté par Henri Cambon, l'ouvrage comporte un avant-propos, tout se sensibilité, par Sylvette Pierre. " Lettre de l'Ardenne à Paris n° 200, 10 octobre 2017.

" Conservateur et fin connaisseur de l'œuvre de son cher Bernard, Paul Tuffrau lui consacra, en 1934, une longue étude intitulée Passage d'Ariel. Demeurée dans un tiroir, elle est ressuscitée cette année par les éditions auxerroises HD. [...] Livre où Paul Tuffrau témoigne avec tant d'émotion et d'admiration de Bernard Marcotte, poète, conteur et philosophe de l'ironie. " Yanny Hureaux, "Ressuscitée", L'Ardennais, 30 décembre 2017.

" Le titre traduit à la fois l'imaginaire ailé du poète et la profondeur de son regard sur la vie : Passage d'Ariel. Bernard Marcotte, poète, conteur et philosophe de l'ironie.
" D'une facture toute classique, ses vers ont la fraîcheur et la souplesse qui font tour à tour rêver et méditer. Mais aussi, ce qui touche le lecteur, c'est la ferveur de l'évocation écrite par Paul Tuffrau, analyste profond et ami fidèle, de sorte qu'on ne peut s'empêcher d'aimer et d'admirer pour lui-même un tel témoignage d'amitié." Paul Maunoury, Les Cahiers de l'Abbaye de Créteil, n° 36, décembre 2017 (p. 156).

 " Signalons la parution de la biographie de Bernard Marcotte, par Paul Tuffrau (1887-1973). Le livre, composé en 1934, n'avait pu alors être publié. Cet ouvrage apporte beaucoup d'informations sur l'écrivain méconnu que fut Bernard Marcotte (1887-1927), prématurément disparu des suites de blessures reçues durant la guerre. Le livre comprend, outre la biographie, une étude sur l'œuvre de l'écrivain, des extraits de celle-ci, et une bibliographie complète. Elle est introduite par Henri Cambon. La Corne de brume a déjà évoqué Bernard Marcotte et publié des extraits de ses livres (numéros 12 et 13). " Bernard Baritaud, La Corne de brume, n° 14, p. 221, décembre 2017.