mardi 12 décembre 2017

Exposé-lectures : “Bernard Marcotte, écrivain ardennais de la fantaisie, de la joie, et du rêve”, à Paris (5 décembre 2017)


Exposé-lectures : “Bernard Marcotte, écrivain ardennais de la fantaisie, de la joie, et du rêve”, par Henri Cambon, avec la participation, pour des lectures, de Sylvette Pierre.
Lors d’une réunion de l’association L’Ardenne à Paris, le 5 décembre 2017 (Maison des Associations du 10e arrondissement, 206 quai de Valmy).

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  Pour entrer dans l’œuvre de Bernard Marcotte : lecture d'un extrait de la préface que Bernard Marcotte rédigea pour le seul livre de lui paru de son vivant, (c’était en 1913), Les Fantaisies Bergamasques. Extrait qui montre ce qui est si unique dans l’œuvre de cet écrivain, cette alchimie si particulière qui mélange : la fantaisie, le rêve, et le refus de toute tristesse et de toute souffrance. Il s’agit aussi – en y ajoutant l’indépendance d’esprit et le non-conformisme –, des traits de l’homme, tels qu’on peut les connaître, par ses écrits – poèmes, contes, pièces de théâtre, textes d’ordre philosophique, et lettres (très riches, et nombreuses) – et par le témoignage unique de Paul Tuffrau, un ami fidèle.
    Bernard Marcotte et Paul Tuffrau s'étaient connus au lycée Louis-le-Grand, en 1905. Et plus tard, après la mort de Bernard Marcotte, survenue à tout juste 40 ans (dans les suites d’une blessure de guerre et des conditions de vie dans les tranchées), Paul Tuffrau rédigera sur lui une longue étude, Passage d’Ariel. Bernard Marcotte, poète, conteur et philosophe de l’ironie, qu’il acheva en 1934, étude qui ne put alors paraître à l’époque, et qui a été éditée en cette année 2017 (HD Éditions).
 
 Quelques repères biographiques :

- naissance le 5 juillet 1927 à Saint-Germainmont, dans le sud du département des Ardennes, près d’Asfeld, non loin de l’Aisne ; son père venait d’y être nommé, en mars de cette même année, percepteur, avant de l’être à Renwez en 1895, puis à Gespunsart en 1909, où il décèdera brutalement en février 1912 ;

- études au lycée Chanzy ; baccalauréat à Lille en 1904 ;

- il a le goût des lettres et de la philosophie, et vient à Paris préparer le concours d’entrée à l’École Normale supérieure de la rue d’Ulm, avec l’idée de devenir professeur : c’est là, en khâgne à Louis-le-Grand, qu’il rencontrera Paul Tuffrau, avec qui une amitié indéfectible se nouera ; celui-ci donnera une description de son ami à cette époque (extrait de Passage d’Ariel. Bernard Marcotte, poète, conteur et philosophe de l’ironie). 

- mais il a l’esprit trop fantasque pour se plier à la discipline du concours, et il quitte la khâgne en cours d’année pour son service militaire, au 91e RI de Mézières ; cependant, ses lettres montrent qu’il a autant de difficultés avec la discipline militaire qu’avec celle de la khâgne (lettres des 16 juillet, 17 septembre et de fin septembre 1906).

    Ses lettres ne parlent pas que de la caserne : on y trouve de très belles évocations de paysages, ceux de son Ardenne (lettre des 16 juillet et 17 septembre 1906). De telles évocations, il y en aura plusieurs à d’autres moments de sa correspondance avec ses amis, car il reste tout imprégné de son pays : ainsi dans un passage d’une lettre du 5 août 1909 à Paul Tuffrau, où resurgit sa fantaisie.

    On trouve aussi dans cette correspondance, de multiples indications sur ses lectures, ou sur ses projets d’écriture. Car décidément, c’est vers l’écriture qu’il se tourne, et il écrit à Paul Tuffrau en mars 1907 : « Nous resterons l’un et l’autre deux artistes. »

- après cette année de service militaire, Bernard Marcotte revient à Paris, et il reprend ses études, non plus en khâgne, mais à la Sorbonne. Il avait pensé à l’agrégation de philosophie. Mais les obstacles sont les mêmes que pour le concours de Normale supérieure : il lui faudrait une discipline dans ses lectures, à laquelle il ne peut vraiment pas s’astreindre – alors qu’il aime à fureter, à passer d’un auteur à l’autre ; et alors qu’il a de multiples projets d’écriture : période foisonnante sur ce plan-là : poèmes, contes, pièces de théâtre (Le Songe d’une nuit d’été…)…

    Il partage ses enthousiasmes avec ses amis, participant de l’aventure de groupes littéraires assez bohèmes du Quartier Latin. C’est ainsi qu’il rencontre Louis Jouvet, parmi le groupe d’« Action d’art » des « Visionnaires » animé par Roger Dévigne (1885-1965) (qui sera un homme de lettres, un écrivain, s’intéressera au folklore et sera directeur de la Phonothèque nationale), Louis Jouvet qui jouera le rôle de Don Quichotte dans la pièce de Bernard Marcotte Le Moulin des Chimères le 18 juillet 1908. Et il publie certains de ses textes dans des revues, à dire vrai assez confidentielles : La Foire aux Chimères, Les Poèmes.

    Tout de même, il obtient la licence de philosophie (1908), et soutient un diplôme, toujours en philosophie (1910). Mais il se rend bien compte qu’il n’est pas fait pour l’enseignement, et il quitte cette voie. Il se dirige alors vers un concours de rédacteur dans un ministère, fonction qui lui permettra une sécurité sur le plan financier, tout en lui laissant une certaine liberté pour écrire. Il y est reçu en juin 1911, comme il l’annonce de façon fantaisiste le 2 juin à Paul Tuffrau (lecture de la lettre). Bernard Marcotte commence à travailler dès le mois de juillet au ministère des Travaux Publics, boulevard Saint-Germain/rue du Bac à Paris. Et le Ministère entrera dans son monde de la fantaisie. Ainsi dans une lettre du 23 septembre 1911 à Paul Tuffrau.

    Mais : « Écrire des contes, lire et me promener, voilà tout ce que je désire au monde, et puis encore causer, écrire des lettres », écrit-il à Paul Tuffrau en juin 1912.

- il pense réunir ses poèmes en un recueil, mais rapidement, il y renonce : « Quelques-uns se trouvent recopiés, qu’ils y restent : je ne puis remettre des pièces aux autres et j’aime mieux me laisser aller à mes nouveaux caprices. »

    En fait, il le reconnaît : « Je ne suis pas un être logique : le hasard est le grand manitou de ma vie. »

    Il pourra tout de même faire paraître en 1913 Les Fantaisies Bergamasques : « ensemble de récits, reliés (dans un ordre non parfaitement logique) par une trame assez lâche, la destinée d’une troupe de comédiens qui, chassés de la ville de Bergame, traversent les Alpes, s’arrêtent un certain temps dans un petit village perdu entre plaine et forêt, et vont remonter jusque dans les Flandres… avant de revenir en Italie, où ils sont fêtés, car leur absence ne s’est fait que trop sentir. Leur fantaisie a manqué…, et c’est bien cette fantaisie qui est le thème principal de l’ouvrage. » (préface par H. C.) Cette fantaisie que revendique Bernard Marcotte, n’est pas agitation bruyante, mais joie où se mêlent malice et rêverie.

- mais c’est l’été 1914 : survient la guerre… Bernard Marcotte part, comme caporal (il terminera la guerre comme lieutenant), avec le 91e R. I. de Mézières. C’est très rapidement (en septembre) l’Argonne, et en particulier le bois de la Gruerie : « L’enfer » (lettre à Paul Tuffrau, 20 février 1915).

    Trois blessures, deux en Argonne en 1914, puis une dans la Somme en septembre 1916.

    Cette guerre, Bernard Marcotte la vit de façon un peu extérieure, en retrait, alors pourtant que, en dehors de ses périodes d’hôpital et de convalescence, il est resté sur le front (cf. lettre du 20 janvier 1915 à Paul Tuffrau). Souvent, il s’échappe de la guerre par le rêve, et par l’évocation de ses souvenirs (cf. lettre du 20 janvier 1915 à Else Jouvet, femme de Louis Jouvet). Et à l’Armistice : « J’éprouve surtout la joie d’en être quitte avec une existence étrangère et je fais toutes sortes de projets de lectures et d’études. » (lettre à Paul Tuffrau, 15 novembre 1918)

- cependant, Bernard Marcotte n’en sera pas quitte avec cette guerre. Dès fin 1916 : « À Marseille, en demandant du feu au major pour allumer sa cigarette, celui-ci remarqua son doigt gonflé. Ce que Bernard prenait pour une engelure était un spina ventosa » (une tuberculose osseuse) (lettre de Gaston Marcotte, frère de Bernard Marcotte, à Paul Tuffrau)… Affection dans les suites de la blessure qu’il avait eue à ce bras, et du fait des conditions de vie dans les tranchées.

    D’abord restant localisée, l’affection peu à peu se généralisera : atteinte pulmonaire, mal de Pott… Bernard Marcotte sera transféré d’hôpital militaire en hôpital militaire, dans l’espoir de meilleures conditions de soins : Marseille, Saint-Étienne, Nice, Briançon, et finalement Vannes, où il décèdera le 4 juillet 1927, veille de ses 40 ans, après cette longue et affreuse agonie de 8 ans... Il sera enterré au cimetière de Prix-les Mézières, où sa tombe est toujours là, près de celle de ses parents. Trois mois avant sa mort, la sœur qui le soignait « nous disait (à son frère et à sa mère) que Bernard avait l’âme d’un saint et même d’un grand saint, car malgré les souffrances il ne s’est jamais plaint et s’est opposé à ce qu’on nous prévienne. » (lettre de Gaston Marcotte à Paul Tuffrau).

    Une vie détruite par le conflit, comme des milliers parmi cette génération…

    Et ce qui explique, pour une part, que l’œuvre de Bernard Marcotte ait été mal connue.

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    Toutefois, heureusement, il reste son œuvre, et cela malgré les pertes et surtout les destructions opérées par Bernard Marcotte, – qui, facilement, a détruit de ses écrits dont, a posteriori, il n’était pas satisfait, – ou demandées par lui à la veille de sa mort.

    Ce qui a pu être sauvé le fut essentiellement :

- grâce aux publications de son vivant dans des revues + Les Fantaisies Bergamasques,

- et grâce à Paul Tuffrau, qui a gardé certains manuscrits que Bernard Marcotte lui avait confiés, et toutes les lettres qu’il a reçues de lui, plus de 300).

     Que choisir pour présenter cette œuvre, une œuvre qui reste foisonnante malgré les destructions et les pertes ? Pour en montrer la poésie, la fantaisie, le charme, la valeur d’humanité, et la portée philosophique ?

1) des poèmes :
  •     un portrait, dans lequel Bernard Marcotte se présente lui-même 
  •     une évocation des promenades dans Paris, le long de la Seine : “Nocturne”
  •     et au retour d’un séjour chez Paul Tuffrau et sa femme, qui alors habitaient la petite ville de Vendôme, Bernard Marcotte part d’une promenade dans la campagne pour écrire un poème sur les fleurs des champs (c’était en fait souvent ce qu’il faisait, partir d’un événement de la vie quotidienne pour raconter une histoire, écrire un poème…) (ce poème montre aussi toute l’attention qu’il portait à la nature) : “Et les coucous aussi”.

2) des contes, tout imprégnés de sa fantaisie, mais aussi de ses rêves, et où il y a de très belles pages :
  • La dernière chevauchée des Rois Mages : après être venus adorer l’enfant Jésus, les Rois Mages ne rentrent pas dans leurs royaumes…, mais sont conduits… au Paradis…  
  • Les Fantaisies Bergamasques : les comédiens dont le livre suit les pérégrinations sont arrivés dans une ville des Flandres, dont la destinée est aux mains du bourgmestre Cornélius, un personnage dont l’âme est bien vilaine…

3) le théâtre : Le Songe d’une nuit d’été, où l’on retrouve toute la grâce de l’écriture de Bernard Marcotte, son amour du beau vers, de l’alexandrin, de son équilibre et de sa musicalité (il était opposé au vers libre, comme il le déclara fortement dans deux lettres adressées à Paul Tuffrau : « Le vers libre ne se tient pas debout. », il « m’irrite, me fait fâcher tout rouge », alors que Bernard Marcotte défend : « la forme qui a ses règles éternelles, ses lois d’unité et de diversité, d’équilibre, de monotonie, de retour du même ([…] une colonnade, une suite d’alexandrins). »).
  • Acte III, scène 3 : Hermia et Lysandre, amoureux l’un de l’autre, se retrouvent dans une forêt sombre…
  • Acte V, 1er Tableau, scène 1 : Obéron, roi des sylphes et des lutins, livre à Titania, reine des fées, le dernier secret de sa magie, le plus cher, l’art de composer les matins.

4) textes philosophiques, écrits durant ses années d’hospitalisation et de souffrance…, réunis sous le titre : Les Cahiers d’Esope, comportant en particulier “La Vie étroite (Variations sur un thème philosophique)” : Bernard Marcotte y présente la position du philosophe, qui est en perpétuel questionnement, et, d’autre part, l’objet de ce questionnement philosophique : quelle attitude chaque être humain a à avoir devant la vie.

    La vie doit être acceptée telle quelle, tout en sachant qu’elle n’est qu’un des aspects qu’elle aurait pu prendre : une vie advenue parmi de multiples vies restées dans le domaine du possible.

    D’une multiplicité potentielle, une vie nous est donnée, un possible nous a été alloué. À nous d’en prendre acte. Et dans ce possible, à nous de vivre, à nous de créer de la beauté et de la joie (le thème de la joie revient souvent dans l’œuvre de Bernard Marcotte), non de façon artificielle et factice, mais de façon pleine et réelle.

    C’est donc une « Vie étroite », mais qui n’a rien d’étriqué. Au contraire, il faut en prendre toute la mesure, toute la plénitude, la vivre intensément, telle qu’elle est.

    Et Bernard Marcotte adopte le point de vue de l’ironie : il ne s’agit pas de l’ironie telle que dans son sens habituel, qui implique moquerie et volontiers sentiment de supériorité ; il s’agit plutôt d’une attitude, qui doit être “positive”, et sereine, devant la vie, une attitude qui est conscience des choses, conscience de ce que la vie n’a pris qu’un des aspects qu’elle aurait pu prendre, et en même temps liberté et refus de toute contrainte, de toute souffrance et de tout défaitisme, même au seuil de la mort.

- et, en complément, un texte bien antérieur, paru en 1907 : “Autour de la mort”.

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    On peut terminer cette présentation de Bernard Marcotte et de son œuvre par les mots par lesquels Paul Tuffrau a conclu en 1934 la longue étude qu’il a faite sur Bernard Marcotte : Passage d’Ariel. Bernard Marcotte, poète, conteur et philosophe de l’ironie.

    Et depuis, publications des œuvres de Bernard Marcotte, articles, lectures, spectacle du Cercle Pierre Bayle, “Bernard Marcotte, le rêve par-delà les tranchées”, expositions…, cherchent à mieux faire connaître la pensée et l’œuvre de cet écrivain très attachant…

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