samedi 20 décembre 2014

Bernard Marcotte et Paul Tuffrau

Bernard Marcotte et Paul Tuffrau se sont connus en 1905 sur les bancs de la khâgne du lycée Louis-le-Grand, l'un venant des Ardennes, l'autre de Bordeaux. Tous les deux avaient l'intention de préparer le concours d'entrée à l’École normale supérieure de la rue d'Ulm. 
Paul Tuffrau put intégrer l’École en 1907, puis fut reçu en 1911 au concours d'agrégation de lettres classiques, et se tournera vers l'enseignement. Parallèlement, il mènera une carrière d'écrivain, de critique littéraire, et d'historien de la littérature.
Mais Bernard Marcotte quitta la khâgne en cours de route, esprit trop fantasque pour se plier à la discipline de la préparation du concours.

Cette divergence dans le cours des études n'empêcha en rien l'amitié qui s'était nouée de se poursuivre, et cela jusqu'à la mort de Bernard Marcotte. Amitié nourrie par une culture commune et les échanges qu'ils faisaient entre eux des textes qu'ils écrivaient.
Quittant la khâgne, Bernard Marcotte était parti pour son service militaire dans les Ardennes, à Mézières, mais il revint par la suite dans le Quartier latin, où il passa les examens de la licence de philosophie (1908), puis s'attaqua à son diplôme de philosophie (1910), avant de passer le concours de rédacteur au Ministère des Travaux publics, auquel il fut reçu (1911). Ce fut pour lui une période foisonnante pour l'écriture. Et au cours de longues causeries avec ses amis, dont Paul Tuffrau, il pouvait montrer ses poèmes, ou ses contes... ou lire les écrits de Paul Tuffrau.

Ces causeries, Paul Tuffrau en a gardé le témoignage dans ses carnets personnels, qu'il commença à tenir en septembre 1910. Il en est aussi question dans la très volumineuse correspondance des deux amis, dont ne restent que les lettres écrites par Bernard Marcotte :  316 lettres ou cartes, comme celle qu'ils adressèrent à un ami commun, Georges-Henri Lacassie, alors que Paul Tuffrau était venu voir Bernard Marcotte dans ses Ardennes à Gespunsart, carte sous la forme d'un petit poème, écrit ensemble...



Que ce soit dans les carnets, ou dans les lettres, on sent bien la solidité des relations entre eux deux, leur connivence intellectuelle et la façon dont ils s'encouragent. 



 Ainsi, Bernard Marcotte écrivait-il à Paul Tuffrau, le 10 septembre 1910 :  
J’ai lu et relu tes nouvelles [1] et je ne puis te dire comme je les aime. Outre l’intérêt du pittoresque et l’art avec lequel les moindres détails sont situés tout cela est plein d’âme. Récits, décors, causeries sont enveloppés par un sentiment indéfinissable fondus dans une émotion unique : la première nouvelle (devant la ferme) m’a pénétré comme de la musique. La seconde m’a rappelé le moyen âge, la grâce de ses légendes et de ses statues. C’est tout à fait toi et c’est très beau. En as-tu d’autres en train : tu peux continuer avec confiance : tu as atteint tout ce que tu as cherché.
Et plus tard, le 5 novembre 1922, alors qu'il était hospitalisé dans les suites d'une de ses blessures de guerre, et qu'il venait de lire Le Merveilleux Voyage de Saint Brandan à la recherche du Paradis. Légende latine du IXe siècle, que Paul Tuffrau "renouvelait", et qui paraîtra plus tard, en 1925 [2] : 
J’ai éprouvé dans toute sa grâce bienfaisante la vertu de St Brandan. Je l’ai lu à la fin d’une journée triste, pluvieuse, opprimante, journée d’ensevelissement comme disait Lucrèce : vent, soleil, feuillages, horizons, undique sepultris. Et resurrexi. C’est un vrai voyage au Paradis que je viens de faire. Grâces en soient rendues à l’âme celtique, à l’âme chrétienne, et à toi qui as si finement rendu le souffle de vie à ces choses mortes.  
Quant à Paul Tuffrau, il admirait beaucoup les talents d'écrivain de Bernard Marcotte, même si parfois il pouvait émettre des critiques. Et c'est bien grâce à Paul Tuffrau que beaucoup des textes de Bernard Marcotte sont restés. En effet, celui-ci détruisit beaucoup de ce qu'il avait écrit... reconnaissant lui-même après-coup avoir pu être un peu expéditif...
Beaucoup des écrits de Bernard Marcotte n'ont donc été sauvés que grâce au fait que Paul Tuffrau a conservé les lettres dans lesquelles Bernard Marcotte avait copié pour lui poèmes, ou fragments de pièces de théâtre... ou parce que Paul Tuffrau a gardé des manuscrits que Bernard Marcotte lui avait prêtés pour les lui faire lire...

Après la mort de Bernard Marcotte, Paul Tuffrau a rédigé une très importante étude sur Bernard Marcotte, qu'il intitula Passage d'Ariel. Bernard Marcotte, poète, conteur et philosophe de l'ironie, et qu'il avait l'intention de publier, avec une anthologie de textes divers. Il la termina en 1934, mais ce travail ne put alors être édité : probablement parce que Paul Tuffrau fut pris par d'autres tâches (enseignement, écriture, charge familiale...), puis que survint peu après la Seconde Guerre mondiale...
Et pourtant, Paul Tuffrau y proclamait toute son admiration pour Bernard Marcotte : 
Il y a sept ans déjà que s’est éteint à Vannes, sans que cette mort ait fait le moindre bruit dans le monde, l’être le plus magnifiquement doué que j’aie jamais rencontré. Il succombait aux lents ravages d’une tuberculose osseuse consécutive à ses blessures. Nul ne le connaissait, – hormis quelques amis réchappés de la guerre qui depuis longtemps avaient salué dans ce garçon modeste, effacé, mais en qui brûlait silencieusement la flamme du génie, un authentique fils de roi. Nul ne le connaît encore, sans qu’il y ait lieu de parler d’injustice : son œuvre, ou du moins ce que j’en ai pu retrouver (la veille de sa mort, il m’écrivait : « J’ai tout détruit de mon ancienne production ») est presque entièrement inédite. Mais ce qui en reste – soit qu’il l’ait avoué comme sien en l’épargnant, soit que le hasard l’ait soustrait à l’holocauste – suffit à mettre en éclatante lumière le nom de Bernard Marcotte. Qu’il s’agisse d’un très grand écrivain, – grand par la force et l’ampleur de la pensée, par la profondeur du sentiment, par l’inépuisable richesse d’une imagination émerveillée, il ne saurait être question d’en douter. Je prie le lecteur de jeter les yeux, avant de poursuivre, sur quelques pages de l’œuvre, – par exemple Vierges de France, ou Le chant d’Orphée, ou L’histoire de Psyché, ou La Vie étroite… Il aura vite reconnu l’accent inimitable, fait de douceur et d’autorité, et le rayonnement mystérieux de la grande poésie. Il saura dès lors que l’amitié ne m’égare pas et que je dis vrai.
Et Paul Tuffrau concluait son étude ainsi :
Je terminerai par un aveu.
Cette étude, il l’eût désapprouvée. Dans sa dernière lettre, écrite quelques heures avant sa mort, il me disait :
   Si quelque chose de moi doit paraître, maintenant ou plus tard, je tiens absolument à ce que ce soit sous un pseudonyme : j’ai choisi celui d’ – Ésope – (tout court) que j’adopterai définitivement si tu ne me le déconseilles. Le voile sera transparent pour mes amis, mais je désire qu’ils ne le soulèvent pas et que ma personnalité réelle reste en dehors de mon activité littéraire. Je ne pose là qu’un principe, car, en fait, mon bagage, c’est autant comme rien.
J’ai donc transgressé sa volonté formelle. Virgile, en son temps, ne fut pas mieux écouté. Voici mes raisons :
J’ai pensé que la partie féerique de l’œuvre serait mieux comprise et mieux aimée, si l’on savait à quel point elle était l’expression sincère et spontanée d’une âme. – J’ai pensé que la théorie de l’ironie, la cosmogonie de La Vie étroite paraîtraient peut-être des jeux de pensée à qui ne saurait pas qu’elles l’ont soutenu jusqu’aux portes de la mort. – Enfin quand on peut porter témoignage, en ces temps sordides, pour une âme désintéressée, prodigieusement active et riche, dévouée à l’art, amoureuse de la vie et capable de les quitter sans un regret, a-t-on le droit de se taire et de garder pour soi seul le réconfort de tant de force unie à tant de simplicité ? Je ne l’ai pas cru. Je ne le crois pas encore.
En attendant une publication exhaustive, des fragments de Passage d'Ariel de Paul Tuffrau ont depuis lors pu être publiés :
  • la partie biographique sous le titre Souvenirs sur Bernard Marcotte dans la revue littéraire L’Œil bleu (n° 10, février 2010, p. 13-38) ;
  • la partie concernant Les cahiers d’Ésope, dans l'ouvrage Les Cahiers d’Ésope, de Bernard Marcotte (Publibook, 2013, p. 13-25) ;
  • la partie concernant l’œuvre poétique de Bernard Marcotte sous le titre La poésie de Bernard Marcotte dans l'ouvrage Poèmes de Bernard Marcotte (Publibook, 2013, p. 13-20)
  • les pages portant sur Le Songe d'une nuit d'été de Bernard Marcotte dans le n°12 de la revue du C.R.A.M. (Centre de Réflexion sur les Auteurs Méconnus) La Corne de Brume paru en décembre 2015 (p. 181-187).
Et l'ouvrage a pu être publié en 2017 (Auxerre, HD éditions).



L'ensemble des textes de Bernard Marcotte (dont ses lettres) qui se trouvaient dans les archives de Paul Tuffrau est désormais conservé au Département des Manuscrits de la Bibliothèque Nationale de France (cote NAF 28871).

 [1] Ces nouvelles basques de Paul Tuffrau ont été regroupées dans un volume publié longtemps après sa mort, Anatcho (Atlantica, 1999).
[2] Chez L'Artisan du Livre.


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