Exposé-lectures :
“Bernard Marcotte, écrivain ardennais de la fantaisie, de la joie, et du rêve”, par Henri Cambon, avec la
participation, pour des lectures, de Sylvette Pierre.
Lors d’une
réunion de l’association L’Ardenne à Paris, le 5 décembre 2017 (Maison
des Associations du 10e arrondissement, 206 quai de Valmy).
* * *
Pour entrer dans l’œuvre de Bernard
Marcotte : lecture d'un extrait de la préface que Bernard Marcotte rédigea
pour le seul livre de lui paru de son vivant, (c’était en 1913), Les
Fantaisies Bergamasques. Extrait qui montre ce qui est si unique dans
l’œuvre de cet écrivain, cette alchimie si particulière qui mélange : la
fantaisie, le rêve, et le refus de toute tristesse et de toute souffrance. Il
s’agit aussi – en y ajoutant l’indépendance d’esprit et le non-conformisme –,
des traits de l’homme, tels qu’on peut les connaître, par ses écrits – poèmes,
contes, pièces de théâtre, textes d’ordre philosophique, et lettres (très
riches, et nombreuses) – et par le témoignage unique de Paul Tuffrau, un ami
fidèle.
Bernard Marcotte et Paul Tuffrau
s'étaient connus au lycée Louis-le-Grand, en 1905. Et plus tard, après la mort
de Bernard Marcotte, survenue à tout juste 40 ans (dans les suites d’une
blessure de guerre et des conditions de vie dans les tranchées), Paul Tuffrau
rédigera sur lui une longue étude, Passage d’Ariel. Bernard Marcotte, poète,
conteur et philosophe de l’ironie, qu’il acheva en 1934, étude qui ne put
alors paraître à l’époque, et qui a été éditée en cette année 2017 (HD
Éditions).
Quelques repères biographiques :
- naissance le 5 juillet 1927 à
Saint-Germainmont, dans le sud du département des Ardennes, près d’Asfeld, non
loin de l’Aisne ; son père venait d’y être nommé, en mars de cette même
année, percepteur, avant de l’être à Renwez en 1895, puis à Gespunsart en 1909,
où il décèdera brutalement en février 1912 ;
- études au lycée Chanzy ; baccalauréat à
Lille en 1904 ;
- il a le goût des lettres et de la philosophie,
et vient à Paris préparer le concours d’entrée à l’École Normale supérieure de
la rue d’Ulm, avec l’idée de devenir professeur : c’est là, en khâgne à
Louis-le-Grand, qu’il rencontrera Paul Tuffrau, avec qui une amitié
indéfectible se nouera ; celui-ci donnera une description de son ami à
cette époque (extrait de Passage d’Ariel. Bernard Marcotte, poète,
conteur et philosophe de l’ironie).
- mais il a l’esprit trop fantasque pour se plier
à la discipline du concours, et il quitte la khâgne en cours d’année pour son
service militaire, au 91e RI de Mézières ; cependant, ses
lettres montrent qu’il a autant de difficultés avec la discipline militaire
qu’avec celle de la khâgne (lettres des 16 juillet, 17 septembre et de fin
septembre 1906).
Ses lettres ne parlent pas que de
la caserne : on y trouve de très belles évocations de paysages, ceux de son
Ardenne (lettre des 16 juillet et 17 septembre 1906). De telles
évocations, il y en aura plusieurs à d’autres moments de sa correspondance avec
ses amis, car il reste tout imprégné de son pays : ainsi dans un passage
d’une lettre du 5 août 1909 à Paul Tuffrau, où resurgit sa fantaisie.
On trouve aussi dans cette
correspondance, de multiples indications sur ses lectures, ou sur ses projets
d’écriture. Car décidément, c’est vers l’écriture qu’il se tourne, et il écrit
à Paul Tuffrau en mars 1907 : « Nous resterons l’un et l’autre deux
artistes. »
- après cette année de service militaire, Bernard
Marcotte revient à Paris, et il reprend ses études, non plus en khâgne, mais à
la Sorbonne. Il avait pensé à l’agrégation de philosophie. Mais les obstacles
sont les mêmes que pour le concours de Normale supérieure : il lui
faudrait une discipline dans ses lectures, à laquelle il ne peut vraiment pas
s’astreindre – alors qu’il aime à fureter, à passer d’un auteur à
l’autre ; et alors qu’il a de multiples projets d’écriture : période
foisonnante sur ce plan-là : poèmes, contes, pièces de théâtre (Le
Songe d’une nuit d’été…)…
Il partage ses enthousiasmes avec
ses amis, participant de l’aventure de groupes littéraires assez bohèmes du
Quartier Latin. C’est ainsi qu’il rencontre Louis Jouvet, parmi le groupe
d’« Action d’art » des « Visionnaires » animé par Roger
Dévigne (1885-1965) (qui sera un homme de lettres, un écrivain, s’intéressera
au folklore et sera directeur de la Phonothèque nationale), Louis Jouvet qui
jouera le rôle de Don Quichotte dans la pièce de Bernard Marcotte Le Moulin
des Chimères le 18 juillet 1908. Et il publie certains de ses textes dans
des revues, à dire vrai assez confidentielles : La Foire aux Chimères,
Les Poèmes.
Tout de même, il obtient la licence
de philosophie (1908), et soutient un diplôme, toujours en philosophie (1910).
Mais il se rend bien compte qu’il n’est pas fait pour l’enseignement, et il
quitte cette voie. Il se dirige alors vers un concours de rédacteur dans un
ministère, fonction qui lui permettra une sécurité sur le plan financier, tout
en lui laissant une certaine liberté pour écrire. Il y est reçu en juin 1911,
comme il l’annonce de façon fantaisiste le 2 juin à Paul Tuffrau (lecture
de la lettre). Bernard Marcotte commence à
travailler dès le mois de juillet au ministère des Travaux Publics, boulevard
Saint-Germain/rue du Bac à Paris. Et le Ministère entrera dans son monde de la
fantaisie. Ainsi dans une lettre du 23 septembre 1911 à Paul Tuffrau.
Mais : « Écrire des
contes, lire et me promener, voilà tout ce que je désire au monde, et puis
encore causer, écrire des lettres », écrit-il à Paul Tuffrau en juin 1912.
- il pense réunir ses poèmes en un recueil, mais
rapidement, il y renonce : « Quelques-uns se trouvent recopiés,
qu’ils y restent : je ne puis remettre des pièces aux autres et j’aime
mieux me laisser aller à mes nouveaux caprices. »
En fait, il le reconnaît :
« Je ne suis pas un être logique : le hasard est le grand manitou de
ma vie. »
Il pourra tout de même faire
paraître en 1913 Les Fantaisies Bergamasques : « ensemble de
récits, reliés (dans un ordre non parfaitement logique) par une trame assez
lâche, la destinée d’une troupe de comédiens qui, chassés de la ville de
Bergame, traversent les Alpes, s’arrêtent un certain temps dans un petit
village perdu entre plaine et forêt, et vont remonter jusque dans les Flandres…
avant de revenir en Italie, où ils sont fêtés, car leur absence ne s’est fait
que trop sentir. Leur fantaisie a manqué…, et c’est bien cette fantaisie qui
est le thème principal de l’ouvrage. » (préface par H. C.) Cette fantaisie
que revendique Bernard Marcotte, n’est pas agitation bruyante, mais joie où se
mêlent malice et rêverie.
- mais c’est l’été 1914 : survient la
guerre… Bernard Marcotte part, comme caporal (il terminera la guerre comme
lieutenant), avec le 91e R. I. de Mézières. C’est très rapidement
(en septembre) l’Argonne, et en particulier le bois de la Gruerie : « L’enfer » (lettre à Paul Tuffrau,
20 février 1915).
Trois blessures, deux en Argonne en
1914, puis une dans la Somme en septembre 1916.
Cette guerre, Bernard Marcotte la
vit de façon un peu extérieure, en retrait, alors pourtant que, en dehors de
ses périodes d’hôpital et de convalescence, il est resté sur le front (cf.
lettre du 20 janvier 1915 à Paul Tuffrau). Souvent, il s’échappe de la guerre
par le rêve, et par l’évocation de ses souvenirs (cf. lettre du 20 janvier
1915 à Else Jouvet, femme de Louis Jouvet). Et à l’Armistice :
« J’éprouve surtout la joie d’en être quitte avec une existence étrangère
et je fais toutes sortes de projets de lectures et d’études. » (lettre à
Paul Tuffrau, 15 novembre 1918)
- cependant, Bernard Marcotte n’en sera pas
quitte avec cette guerre. Dès fin 1916 : « À Marseille, en demandant
du feu au major pour allumer sa cigarette, celui-ci remarqua son doigt gonflé.
Ce que Bernard prenait pour une engelure était un spina ventosa »
(une tuberculose osseuse) (lettre de Gaston Marcotte, frère de Bernard
Marcotte, à Paul Tuffrau)… Affection dans les suites de la blessure qu’il avait
eue à ce bras, et du fait des conditions de vie dans les tranchées.
D’abord restant localisée,
l’affection peu à peu se généralisera : atteinte pulmonaire, mal de Pott…
Bernard Marcotte sera transféré d’hôpital militaire en hôpital militaire, dans
l’espoir de meilleures conditions de soins : Marseille, Saint-Étienne,
Nice, Briançon, et finalement Vannes, où il décèdera le 4 juillet 1927, veille
de ses 40 ans, après cette longue et affreuse agonie de 8 ans... Il sera
enterré au cimetière de Prix-les Mézières, où sa tombe est toujours là, près de
celle de ses parents. Trois mois avant sa mort, la sœur qui le soignait
« nous disait (à son frère et à sa mère) que Bernard avait l’âme
d’un saint et même d’un grand saint, car malgré les souffrances il ne s’est
jamais plaint et s’est opposé à ce qu’on nous prévienne. » (lettre de
Gaston Marcotte à Paul Tuffrau).
Une vie détruite par le conflit,
comme des milliers parmi cette génération…
Et ce qui explique, pour une part,
que l’œuvre de Bernard Marcotte ait été mal connue.
* * *
Toutefois, heureusement, il reste son
œuvre, et cela malgré les pertes et surtout les destructions opérées par
Bernard Marcotte, – qui, facilement, a détruit de ses écrits dont, a
posteriori, il n’était pas satisfait, – ou demandées par lui à la veille de sa
mort.
Ce qui a pu être sauvé le fut
essentiellement :
- grâce
aux publications de son vivant dans des revues + Les Fantaisies Bergamasques,
- et
grâce à Paul Tuffrau, qui a gardé certains manuscrits que Bernard Marcotte lui
avait confiés, et toutes les lettres qu’il a reçues de lui, plus de 300).
Que choisir pour présenter
cette œuvre, une œuvre qui reste foisonnante malgré les destructions et les
pertes ? Pour en montrer la poésie, la fantaisie, le charme, la valeur
d’humanité, et la portée philosophique ?
1) des poèmes :
-
un portrait, dans lequel Bernard Marcotte se présente lui-même
-
une évocation des promenades dans Paris, le long de la Seine :
“Nocturne”
-
et au retour d’un séjour chez Paul Tuffrau et sa femme, qui alors
habitaient la petite ville de Vendôme, Bernard Marcotte part d’une
promenade dans la campagne pour écrire un poème sur les fleurs des champs
(c’était en fait souvent ce qu’il faisait, partir d’un événement de la vie
quotidienne pour raconter une histoire, écrire un poème…) (ce poème montre
aussi toute l’attention qu’il portait à la nature) : “Et les coucous
aussi”.
2) des contes, tout imprégnés de sa
fantaisie, mais aussi de ses rêves, et où il y a de très belles pages :
- La
dernière chevauchée des Rois Mages : après être venus adorer l’enfant Jésus, les
Rois Mages ne rentrent pas dans leurs royaumes…, mais sont conduits… au
Paradis…
- Les
Fantaisies Bergamasques : les comédiens dont le
livre suit les pérégrinations sont arrivés dans une ville des
Flandres, dont la destinée est aux mains du bourgmestre Cornélius, un
personnage dont l’âme est bien vilaine…
3) le théâtre :
Le Songe d’une nuit d’été, où l’on retrouve toute la grâce de l’écriture
de Bernard Marcotte, son amour du beau vers, de l’alexandrin, de son équilibre
et de sa musicalité (il était opposé au vers libre, comme il le déclara
fortement dans deux lettres adressées à Paul Tuffrau : « Le vers
libre ne se tient pas debout. », il « m’irrite, me fait fâcher tout
rouge », alors que Bernard Marcotte défend : « la forme qui a
ses règles éternelles, ses lois d’unité et de diversité, d’équilibre, de
monotonie, de retour du même ([…] une colonnade, une suite
d’alexandrins). »).
- Acte
III, scène 3 : Hermia et Lysandre, amoureux l’un de l’autre, se
retrouvent dans une forêt sombre…
- Acte V,
1er Tableau, scène 1 : Obéron, roi des sylphes et des
lutins, livre à Titania, reine des fées, le dernier secret de sa magie, le
plus cher, l’art de composer les matins.
4) textes philosophiques, écrits durant
ses années d’hospitalisation et de souffrance…, réunis sous le titre : Les
Cahiers d’Esope, comportant en particulier “La Vie étroite (Variations sur
un thème philosophique)” : Bernard Marcotte y présente la position du
philosophe, qui est en perpétuel questionnement, et, d’autre part, l’objet de
ce questionnement philosophique : quelle attitude chaque être humain a à
avoir devant la vie.
La vie doit être acceptée telle
quelle, tout en sachant qu’elle n’est qu’un des aspects qu’elle aurait pu
prendre : une vie advenue parmi de multiples vies restées dans le domaine
du possible.
D’une multiplicité potentielle, une
vie nous est donnée, un possible nous a été alloué. À nous d’en prendre acte.
Et dans ce possible, à nous de vivre, à nous de créer de la beauté et de la
joie (le thème de la joie revient souvent dans l’œuvre de Bernard Marcotte),
non de façon artificielle et factice, mais de façon pleine et réelle.
C’est donc une « Vie
étroite », mais qui n’a rien d’étriqué. Au contraire, il faut en prendre
toute la mesure, toute la plénitude, la vivre intensément, telle qu’elle est.
Et Bernard Marcotte adopte le point
de vue de l’ironie : il ne s’agit pas de l’ironie telle que dans son sens
habituel, qui implique moquerie et volontiers sentiment de supériorité ;
il s’agit plutôt d’une attitude, qui doit être “positive”, et sereine, devant
la vie, une attitude qui est conscience des choses, conscience de ce que la vie
n’a pris qu’un des aspects qu’elle aurait pu prendre, et en même temps liberté
et refus de toute contrainte, de toute souffrance et de tout défaitisme, même
au seuil de la mort.
- et, en complément, un texte bien antérieur,
paru en 1907 : “Autour de la mort”.
* * *
On peut terminer cette présentation
de Bernard Marcotte et de son œuvre par les mots par lesquels Paul Tuffrau a
conclu en 1934 la longue étude qu’il a faite sur Bernard Marcotte : Passage
d’Ariel. Bernard Marcotte, poète, conteur et philosophe de l’ironie.
Et depuis, publications des œuvres
de Bernard Marcotte, articles, lectures, spectacle du Cercle Pierre Bayle,
“Bernard Marcotte, le rêve par-delà les tranchées”, expositions…, cherchent à
mieux faire connaître la pensée et l’œuvre de cet écrivain très attachant…
* * *
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